LES ACCORDS SYKES - PICOT (1916)

Carte de l'accord Sykes-Picot 1916.
"In A Line in the Sand, [Barr] writes the story of Franco-British rivalries over the remains of the Ottoman Empire. He chose to explore the period that runs from the First World War until the creation of the state of Israel, in 1948. He tries to show, although they were technically allied powers, competition and suspicion always prevailed in their attitude towards the Middle Eastern questions. Caring very little about the Arabs, the Jews or the stability of the region, they were actually battling insidiously to secure their own interests, thus planting the seeds for the sometimes-chaotic situations we face today ... A Line in the Sand is a very detailed and precise account of about half a century of diplomatic tensions and hypocrisy". Chloé Domat, Les Clés du Moyen Orient.

LE CENTENAIRE DES ACCORDS SYKES - PICOT (1916-2016) : ILS ONT INVENTÉ UNE PAIX QUI A PROLIFÉRÉ LA GUERRE

 

INDEX

 

Préambule

1. La Turquie vaincue à l’issue de la première Guerre mondiale

2. La division du Moyen-Orient entre les Alliés

3. Les accords Sykes-Picot

4. Un jeu de dupes vis-à-vis des Arabes – l’entrée en scène des Sionistes

5. La révolte arabe

6. Armistice sans paix avec la Turquie

7. Les mandats

8. Le sort de la Palestine

9. Le sursaut nationaliste turc : Mustafa Kemal Atatürk, l’homme providentiel au service de l’Allemagne

10. Situation politique vis-à-vis de la Turquie des trois Puissances alliées depuis l'armistice de Moudros et jusqu'au traité de Sèvres

10.1 La France

10.2 La Grande-Bretagne

10.3 L’Italie

11. Le Traité de Sèvres

11.1 Le contenu

11.2 Note de Georges Clémenceau au sujet de la Turquie

11.3 Le Traité de Sèvres mort à sa naissance

12. La débâcle française en Cilicie

13. La conférence de Londres (21 février - 12 mars 1921)

14. L’accord franco-turc séparé du 9 mars 1921 : la volte-face française en Cilicie

15. L’accord italo-turc séparé du 12 mars 1921 : la haute trahison italienne

16. Le sort des accords séparés franco-turc et italo-turc, du 9 et 12 mars 1921

17. Le traité franco-turc du 20 octobre 1921 : une duperie colossale

18. La difficile mise en place des mandats

19. Le mandat français sur la Syrie et le Liban

20. La France rétrocède le Sandjak d’Alexandrette à la Turquie (29 mai 1937)

21. L’implication des USA - Vers un remodelage du Moyen-Orient

Épilogue

Lawrence d'Arabie.
Mandat de France pour la Syrie : découpage du territoire en plusieurs petits états.

LE CENTENAIRE DES ACCORDS SYKES - PICOT (1916-2016) : ILS ONT INVENTÉ UNE PAIX QUI A PROLIFÉRÉ LA GUERRE

 

 

 

 

Préambule

     En 1916, durant la Première Guerre mondiale, la France et la Grande-Bretagne s'entendirent secrètement pour se partager les provinces arabes de l'Empire ottoman, allié des Empires centraux, promis à un ultime démembrement. Les accords Sykes-Picot fut le nom donné à cette entente. Les «frontières de Sykes-Picot» qui ont dépecé  l'empire ottoman anticipant la victoire de l’Entente sur la Triplice ont été renégociées entre 1916 et 1922, puis retouchées suite à des discordes et conflits géopolitiques qui en ont suivi. On se retrouve des décennies plus tard avec des problèmes différents dans le Moyen-Orient, mais qui ont quelque part leur source dans les accords Sykes-Picot.

     Une version moderne de cet accord fut prévue dans le plan «Clean Break» (Rupture nette). Rédigé en 1996 par un groupe de travail sous la direction de Dick Cheney, il fut adopté à l’époque par le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou et mis en œuvre à partir de la guerre d’Irak, en 2003. Ce plan prévoit des changements de régime (au moyen de putschs et de guerres) en Irak, en Syrie, au Liban et en Iran.

     L'État Islamique (EI), qui a proclamé en 2014 un «califat» à cheval sur la Syrie et l'Irak, a récemment diffusé des images de djihadistes en train de détruire un mur de sable entre les 2 pays avec comme légende «Briser la frontière Sykes-Picot». Tout un symbole pour eux ! Mais, revenant au tracé initial des deux diplomates, l'EI n'a pas aboli l’accord Sykes-Picot, il l'a au contraire concrétisé. La région aujourd'hui tenue par le groupe islamique correspond à l'ancienne zone sous influence française, qui englobait la Badiyat Al-Cham, le désert de Syrie…

     Par ailleurs, les dirigeants turcs actuels n'ont jamais dissimulé leur mépris pour les accords Sykes-Picot qui ont, selon eux, dressé des barrières entre peuples musulmans et privé la Turquie de son influence naturelle dans la région. Une succession de commémorations récentes liées à la Première guerre mondiale ont permis aux dirigeants turcs de critiquer le pacte franco-britannique, comme lors du centenaire le 29 avril d'une victoire de l'Empire ottoman contre les forces alliées à Kut-el-Amara, dans l'Irak d'aujourd'hui.

     Dans l’analyse qui suit nous passerons en revue les origines des accords Sykes-Picot, leur contenu, leur révision, leur mise en œuvre et leurs conséquences pour les peuples et états du Moyen-Orient. Notre objectif est de tirer des leçons de l’histoire et ce, afin que les mauvaises politiques et pratiques du passé ne soient répétées dans l’avenir…

 

1.  La Turquie vaincue à l’issue de la Première Guerre mondiale

     La Première Guerre mondiale, en précipitant l’Empire ottoman dans une chute irrémédiable, transforme durablement les données du système politique moyen-oriental.

     Après quelques mois d’hésitation, l’Empire ottoman rallie le camp des Empires centraux (novembre 1914). A la fin de l'année 1914, poussés à l'offensive par Berlin, les Ottomans menacent directement le canal de Suez. L’objectif des Allemands est de créer un 3ème front au Proche-Orient pour affaiblir la position des Alliés sur le front de l’Ouest d’une part, et de l’autre pour s’emparer des ressources pétrolières régionales. En effet, en augmentant considérablement la demande de produits pétroliers, la Première Guerre mondiale fait du pétrole un enjeu stratégique majeur et un élément primordial dans la définition des stratégies géopolitiques européennes.

     Lorsque la Première Guerre mondiale a éclaté à l’été 1914, l’Empire Ottoman fut au début hésitant. Cependant, désireux à récupérer les territoires considérables perdus en Europe suite à leur défaite dans la Première Guerre balkanique deux ans plus tôt, les ambitieux dirigeants Ottomans – membres de la Commission de l’Union et Progrès (CUP), appelés collectivement les jeunes-Turcs – ont répondu favorablement aux ouvertures faites par l’Allemagne en août 1914. Une alliance militaire turco-germanique fut conclue secrètement dès le 2 août. Cependant, les Turcs n’ont officiellement participé à la première guerre mondiale que trois mois plus tard. Le 29 octobre 2014, commandés par le contre-amiral Wilhelm Anton Souchon, les  deux navires de guerre allemands, le «Goeben» et le «Breslau»  –  qui furent cédés à la marine ottomane et rebaptisés respectivement «Yavuz Sulltan Selim» et «Midilli» après avoir échappé à la poursuite de la marine britannique et cherché refuge à Constantinople durant la première semaine de la guerre [1] – attaquèrent des ports russes de la mer Noire, marquant ainsi le début de la participation de la Turquie dans la guerre. En réponse à cette attaque, la Russie a officiellement déclaré la guerre aux Ottomans le 2 novembre ; La Grande-Bretagne et la France le 5 novembre 1914.

     Le 14 novembre 1914, à Constantinople, capitale de l’Empire Ottoman depuis sa prise aux Byzantins en 1453, le chef religieux Cheikh-ul-Islam déclare aux giaours (infidèles) le «djihad» (la guerre sainte islamique) au nom du sultan-calife, exhortant tous les musulmans du monde à prendre les armes contre les alliés.

     L'Empire britannique comptait en ce moment quelques 100 millions de musulmans. Le soulèvement du Pakistan, de l'Egypte, du Soudan, pourrait donc constituer un revers qui obligerait à dégarnir le front occidental. Des actions de propagande ottomanes furent constatées, notamment en Egypte, appelant à une rébellion contre les Anglais. Cette donnée accroît la nécessité de vaincre l'Empire ottoman et de l'éliminer au plus vite du conflit. Cette préoccupation sert de toile de fond aux accords Sykes-Picot : la faiblesse militaire incontestable de l'Empire ottoman rend la victoire possible sur le front oriental de manière plus rapide que sur le front occidental, mais il reste à convaincre les Français de s'impliquer dans ce deuxième versant de la guerre. 

     Pour les Français, la priorité absolue est évidemment de mener la guerre sur le front occidental, ne serait-ce que pour libérer le sol national envahi par les armées allemandes. Les Britanniques ne sont pas en désaccord sur ce point, mais ils pensent que la guerre peut également être perdue à cause du front est, qu'ils considèrent comme très périlleux.D'où l'idée de Londres de procéder à une répartition de territoires au Levant afin de motiver davantage Paris. La division du Moyen-Orient entre Britanniques et Français est née de ce calcul stratégique. La position anglaise consiste à penser à l'après-guerre comme un moyen de gagner la guerre, car, si elle était perdue, tout l'Empire britannique serait perdu.

 

2. La division du Moyen-Orient entre les Alliés

     Les conditions pour une entente franco-britannique existent. Les deux nations savent à quel point elles ont besoin d'être alliées contre l'Allemagne, mais en ce qui concerne le Moyen-Orient les intérêts apparaissent divergents et notamment les profits qu’elles entendent tirer de l'effondrement de l'Empire ottoman. Les Britanniques y exercent une hégémonie stratégique, tandis que les Français ont une implication principalement territoriale et sont à la manœuvre dans les chemins de fer turcs, les ports, les routes, les réseaux d'électricité… Le modèle français s'exprime dans l'éducation et la culture des élites locales, ce qui induit un autre niveau d'exigence que celui des Anglais. 

     Avant même la guerre, en 1912, la Grande-Bretagne renonce à toute ambition sur la Syrie et le Liban, qui n'ont, à ses yeux, aucune importance stratégique. La France, elle, estime avoir sur cette zone des droits historiques qui remontent aux croisades. En revanche, les Britanniques tiennent tout particulièrement à contrôler la rive orientale du canal de Suez, afin de la prémunir contre toute initiative militaire turque, qui utiliserait forcément la Palestine comme la base arrière d'une offensive contre l'Egypte qu'ils détiennent depuis 1882. L'intérêt de Londres pour la Palestine est donc bien antérieur à 1914.

      Par les agissements ottomans l’Angleterre comprend vite que la sécurité de la zone du canal de Suez et de la route des Indes n’est possible que par le contrôle du Proche-Orient arabe. La stratégie des Britanniques est de jouer la carte de l’arabisme contre l’Empire ottoman. De leur côté, les nationalistes arabes voient dans ce conflit l’occasion de rompre avec le sultan ottoman de Constantinople et de rétablir un vaste État arabe indépendant. Ils engagent alors et ce, dès le début de la guerre, des contacts secrets avec les alliés, en vue de chasser les Turcs de la région.

     Le plan de guerre britannique (en dépit des querelles d’élite sur les détails) était simple et direct : faire en sorte que des forces arabes montent une révolte apparemment «autonome» contre l’oppresseur ottoman, briser l’Empire ottoman en mille morceaux et redessiner la carte avec des «Etats arabes» entièrement nouveaux, gouvernés par des fantoches probritanniques. Les Français, qui soutenaient ce projet, devaient avoir leurs propres marionnettes dans les zones d’influence qui leur étaient réservées.

     Le cerveau de cette opération rusée était le maréchal Horatio Herbert Kitchener, connu comme «le boucher du Soudan», qui occupait les fonctions de proconsul en Egypte. En août 1914, il quitte ce poste pour devenir ministre de la Guerre, et dans le cadre des hostilités déclenchées contre l’Empire ottoman, la Grande-Bretagne proclame son protectorat sur l’Egypte.

     A la recherche d’un dirigeant arabe fantoche, Kitchener choisit le descendant de la dynastie hachémite, Hussein ibn Ali, émir et «chérif» de La Mecque. Hussein dirigeait alors le Hedjaz (au nord-ouest de l’Arabie saoudite, sur le golfe d’Akaba et la mer Rouge), placé sous la domination du sultan ottoman. A la prise du pouvoir par les Jeunes Turcs, en 1908, Hussein craint l’ingérence de ce nouveau pouvoir sur son territoire, tandis que deux de ses fils, Abdallah et Fayçal, tous deux députés au Parlement ottoman, redoutent le renversement de leur père par ce même régime. Ils sont donc réceptifs aux avances faites par les Britanniques.

     C’est Gilbert Clayton, l’agent au Caire de Sir Henry McMahon, le nouveau proconsul d’Egypte, qui avait encouragé Lord Kitchener à prendre contact avec la famille de l’émir de la Mecque. Clayton entretient des contacts avec divers groupes d’exilés et autres sociétés secrètes arabes au Caire, qui le font croire que d’autres dirigeants arabes seraient prêts à se rebeller contre le Sultan à condition de pouvoir se rallier derrière un dirigeant fiable.

     Dans un mémorandum adressé le 6 septembre 1914 à Kitchener, Gilbert Clayton propose comme favori des Britanniques le fils Abdallah, qui aurait le soutien d’autres dirigeants arabes. Abdallah avait rencontré Kitchener en 1912 ou 1913, et à nouveau en 1914, ainsi que Ronald Storrs, le secrétaire de Kitchener au Caire. Avant de trancher, le ministre de la Guerre veut connaître l’attitude des autres dirigeants arabes en cas de guerre, et dans cette optique, il dicte à Storrs, par télégramme, ce qu’il doit dire à Abdallah.

     Ainsi, Lord Kitchener et son entourage encouragent les Arabes à se rebeller contre les Ottomans en échange de leur «indépendance» - ce qui n’a certes pas la même signification pour tous les protagonistes. En effet, tandis que les Arabes aspirent à une véritable indépendance, les Anglais envisagent plutôt une autonomie locale dans le cadre d’un protectorat britannique, voire même sous administration britannique directe.

     Après avoir sondé des sociétés secrètes arabes à Damas et ailleurs, par l’intermédiaire de son fils Fayçal, Hussein s’assure qu’elles soutiendront une révolte, à condition que les Anglais garantissent l’indépendance arabe. Hussein pose clairement ses conditions dans une lettre au Haut-Commissaire britannique, datée du 4 juillet 1915. Il fait savoir qu’il réclame la souveraineté sur un vaste royaume arabe, qui serait véritablement indépendant. Il réclame pour lui le territoire comprenant au Nord Mersine, Adana et limité ensuite par le 37ème parallèle jusqu’à la frontière persane ; la limite Est devrait être la frontière persane jusqu’au Golfe de Bassorah ; au Sud, le territoire devait border l’océan Indien, tout en laissant de côté Aden; à l’Ouest enfin, il devait y avoir pour limite la Mer Rouge et la Méditerranée jusqu’à Mersine. 

     Dans une note jointe à sa lettre datée du 24 octobre 1915, le Haut-Commissaire en Egypte, Sir Henry McMahon, répondit aux demandes d’Hussein. McMahon écrit :

«Les districts de Mersine et d’Alexandrette, et les parties de la Syrie situées à l’Ouest des districts de Damas, Homs, Hamah et Alep ne peuvent être considérés comme purement arabes et doivent être exclus des limites et frontières envisagées. Avec les modifications ci-dessus et sans préjudice de nos traités actuels avec les chefs arabes, nous acceptons ces limites et frontières ; et en ce qui concerne, à l’intérieur de ces limites, les parties de territoires où la Grande Bretagne est libre d’agir sans porter atteinte aux intérêts de son alliée, la France, je suis autorisé par le gouvernement britannique à vous donner les assurances suivantes et à faire la réponse suivante à votre lettre :

«Sous réserve des modifications ci-dessus, la Grande Bretagne est disposée à reconnaître et à soutenir l’indépendance des Arabes à l’intérieur des territoires compris dans les limites et frontières proposées par le Chérif de la Mecque».

Hussein obtient donc de vagues assurances, mais pas d’engagement explicite en faveur de l’indépendance du royaume arabe, qu’il appelle de ses vœux. En dépit de cette faille, Hussein fait confiance aux Anglais et incite les Arabes à la rébellion. Ainsi, si la révolte arabe qui éclate le 5 juin 1916 entraîne un bouleversement de l’ordre ottoman et ouvre la voie à la montée des mouvements nationaux, elle ne remet pas vraiment en cause le système colonial déjà sur place.

     En 1916, le Bureau arabe sera créé pour coordonner cette politique et contrer l’opposition, notamment celle du Bureau indien dont le chef Charles Hardinge juge absurde toute discussion sur l’«indépendance» des Arabes, étant donné que, selon lui, les Arabes sont incapables de s’autogouverner.  C’est une idée de Mark Sykes, un jeune conservateur élu à la Chambre des Communes quatre ans auparavant et qui passe pour un spécialiste de l’Empire ottoman. Ayant servi personnellement auprès de Kitchener, Sykes en est devenu l’instrument. Le Bureau arabe opère à partir du Caire, au sein du département du Renseignement, mais son vrai chef est Kitchener lui-même. En gros, le Bureau arabe a pour tâche d’étendre la mainmise de la Grande-Bretagne sur l’Arabie, à partir de l’Egypte. Son directeur en titre est l’archéologue David Hogarth, un agent du renseignement ayant collaboré avec Clayton. Le Bureau arabe compte également Thomas Edward Lawrence, plus connu sous le nom de «Lawrence d’Arabie», un agent de liaison  (espion) qui (sous le prétexte d’archéologue) travaille pour les services de renseignements militaires britanniques. Lawrence porte les robes arabes, monte à chameau, adopte nombre de coutumes locales et devient bientôt proche du prince Fayçal. Entouré de cheikhs tribaux truculents et divisés, plus amateurs de razzias que du fantasme de l'unité arabe, il dirigera même certaines des campagnes militaires des «chefs arabes» [2] [3].

     Les Français sont loin d’être enthousiastes pour les scénarios anglais. Ils ont des visées sur le Liban et la Syrie, considérés comme appartenant «intrinsèquement» à la France. Leurs revendications se basent sur des faits historiques remontant à l’époque des Croisades, ainsi que sur le statut de «protection» que la France octroie aux populations catholiques de la région, notamment au Mont Liban, près de la côte syrienne.

     Les Anglais ne sont cependant pas prêts à accorder des concessions aussi importantes. Clayton allègue, en accord avec Sykes, que si des armées arabes se lancent dans la guerre aux côtés des Anglais, cette dynamique contribuera de manière décisive à une victoire rapide, y compris sur le front européen. En fait, la Grande-Bretagne se trouve face à un dilemme. D’une part, le déploiement de forces britanniques au Moyen - Orient réduirait forcément leur présence sur le théâtre européen, alourdissant par conséquent l’effort de guerre que la France aurait à consentir ; il faut donc promettre à la France quelques concessions. D’autre part, pour recruter les armées arabes requises, au-delà des forces d’Hussein, il faut aussi faire des concessions aux Hachémites, qui risquent d’entrer en contradiction avec les ambitions françaises. C’est ainsi que McMahon précise, dans sa correspondance, qu’Hussein doit abandonner ses revendications sur «les parties de la Syrie situées à l’Ouest des districts de Damas, Homs, Hamah et Alep», c’est-à-dire les régions côtières de Palestine, du Liban et de Syrie, revendiquées par la France. Hussein réclame néanmoins Beyrouth et Alep, tout en confirmant son opposition de principe à toute présence française en Arabie.

     Devant ses revendications conflictuelles, il fallait bien faire participer la France aux tractations. Le Foreign Office invite donc la France à envoyer un délégué à Londres pour déterminer ce que l’on pourrait offrir à Hussein. Voilà l’origine des accords Sykes-Picot.

 

3.  Les accords Sykes-Picot

     En dépit des promesses du gouvernement britannique au chérif Hussein concernant l’établissement d’un royaume arabe - les chancelleries européennes procèdent en même temps et ce, dans le plus grand secret au découpage du Moyen-Orient. Deux projets étaient en concurrence dans cette région : un projet français prévoyant la constitution d’une «grande Syrie», autour de Damas, et un projet anglais préconisant la constitution d’un ensemble régional autour du bassin historique de la Palestine. Le projet français manque d’une vision géostratégique concrète à moyen et à long terme. La Syrie n’est pas vraiment au centre des intérêts des politiciens français, préoccupés surtout par la question comment récupérer les énormes avoirs français dans le moribond Empire ottoman. La position française s’inscrit plutôt dans une «course aux colonies», le milieu  colonial français ne s’intéressant à la Syrie que pour barrer la route à l’impérialisme britannique. Par contre, les Anglais ont des idées très claires et poussent leurs intérêts, assortis de moyens militaires adéquats, du côté du Hedjaz. Ils se voient déjà maîtres du «Middle Eastern Empire», dont rêvaient les Premiers ministres Gladstone et Disraeli.

     Les deux grandes puissances coloniales de l'époque sont déjà présentes dans la région : la France par son influence économique et culturelle dans ce qu'on appelait alors «le Levant », et la Grande-Bretagne en Egypte, qu'elle occupe depuis 1882.

     Elles désignent deux diplomates, le Français M. François Georges-Picot et le Britannique Sir Mark Sykes, pour négocier un arrangement secret, passé à la postérité sous leurs noms. François Georges-Picot (grand-oncle de l'ex-président de France Valéry Giscard d'Estaing) est un diplomate, alors Consul général à Beyrouth, fils d'un grand juriste du courant colonial, Georges Picot, dont il reprend le prénom pour l'intégrer à son propre patronyme, comme pour souligner la noblesse de son ascendance. Il entre au Quai d'Orsay comme diplomate l'année même de Fachoda (1898) [4], ce qui n'est pas neutre dans ses sentiments à l'égard de l'Angleterre. Le lieutenant-colonel Mark Sykes, de son côté, a un profil plus aventurier. Adjoint de Lord Kitchener, il est nommé conseiller pour le Moyen-Orient au Foreign Office. Il connaît bien le Kurdistan, où il a séjourné à deux reprises avant 1914. Il mourra trois ans plus tard à Paris de la grippe espagnole.

     Le 23 novembre 1915, François George-Picot arrive dans la capitale britannique pour négocier avec les Anglais. Lors des négociations, Georges-Picot fait prévaloir que la France doit exercer un contrôle direct sur les régions côtières et un contrôle indirect sur le reste de la Syrie (par le biais d’un régime fantoche) et sur le territoire s’étendant à l’est jusqu’à Mossoul.Les dispositions de l’accord semblent satisfaire ces demandes.

     Contrairement à ce que l'on pense, les négociations entre les deux hommes ne vont pas aboutir à un véritable accord négocié dans le détail, mais à un brut partage de la région en fonction des intérêts politiques des deux puissances. Sykes disait vouloir "tracer une ligne allant du « e » d'Acre au dernier « k » de Kirkouk", raconte l'auteur britannique James Barr dans son livre "A line in the sand" (2011). Ce trait noir barre le Proche-Orient par le milieu sur les cartes de l'accord, au mépris des ethnies ou distinctions religieuses : la "Syrie" des Français au nord, l'"Arabie" des Britanniques au sud. Le tout divisé en cinq zones : sur la carte jointe à l’accord est dessinée une zone bleue française d’administration directe (comprenant le Mont-Liban, le littoral syrien et la Cilicie) ; une zone arabe A d’influence française (Syrie du Nord et province de Mossoul) ; une zone rouge anglaise d’administration directe (Koweït et basse Mésopotamie, avec une enclave à Haïfa pour un chemin de fer projeté depuis Bagdad) ; une zone arabe B d’influence anglaise (Syrie du Sud, Jordanie et Palestine) ; une zone brune, la Palestine - compte tenu du rôle de Jérusalem pour les trois religions monothéistes - est internationalisée.

     La carte d'origine existe toujours, elle fait 1 mètre sur 1 mètre et porte les signatures de Sykes et de Georges-Picot. Toutes les lignes sont en couleur, pas les signatures : Georges-Picot, qui obtient plus qu'il ne pensait au départ, signe à l'encre noire, tandis que Sykes emploie un crayon noir -comme pour signifier que tout cela était transitoire et susceptible d'être effacé…

     Le texte initial évoque seulement la possibilité de constitution d'«un ou plusieurs États arabes» sur les territoires partagés en zones d'influence française et britannique. Les accords ne mentionnent par ailleurs ni «un État juif, ni le Liban». Beaucoup de questions ont été laissées en suspens, en particulier la question de la Palestine, sur laquelle aucun accord n'est trouvé. Sykes et Georges-Picot sont d'accord pour y instaurer une administration internationale, mais les Français se voient en tant que protecteurs des lieux saints, alors que les Anglais conçoivent avant tout cette terre comme l'hinterland stratégique du canal de Suez. La question de savoir si la Palestine doit rester une zone internationale ou devenir un pays indépendant n'est pas tranchée, ce qui met les Britanniques sur la route d'un rapprochement avec les Sionistes. Pour conclure, le document précise que les gouvernements russe et japonais seront informés et que les revendications italiennes seront prises en compte. Sykes se rend à Petrograd pour informer les Russes de l’accord et obtenir leur consentement. Il ignore alors que les Français ont, dans le plus grand secret, conclu un accord séparé avec les Russes concernant la Palestine. Le négociateur Aristide Briand a obtenu le soutien russe pour un contrôle français de la Palestine, alors que celle-ci, d’après l’accord Sykes-Picot, devait relever d’une administration internationale.

     Les discussions entre le Britannique Sir Mark Sykes et le Français M. François Georges-Picot ont abouti à un accord dès le 3 janvier 1916. Toutefois, la signature officielle a été retardée jusqu’au 16 mai 1916 dans l’attente de l’approbation du ministère de la Guerre et des ministères britanniques concernés par le Moyen-Orient. Le 16 mai 1916, en pleine Première Guerre mondiale, après des mois d'échanges épistolaires entre Paul Cambon, ambassadeur de France à Londres, et Sir Edward Grey, secrétaire d'Etat au Foreign Office, Mark Sykes et François Georges-Picot signent finalement cet accord ultrasecret qui va redéfinir les frontières du Moyen-Orient. La Russie [5] puis l'Italie [6] s'y rallieront.

     Cet accord qui préfigure déjà les «mandats» équivaut à un véritable dépeçage de l’espace compris entre la mer Noire, la Méditerranée, la mer Rouge, l’océan Indien et la mer Caspienne. Il s’inscrit aussi, comme nous l’avons déjà signalé, dans un contexte de compétition entre les puissances pour l’accès aux ressources pétrolières. Dès le début du XXème siècle, Français, Britanniques et Allemands cherchent à se positionner dans l’exploitation future des richesses minérales de la Mésopotamie sous le joug ottoman. En augmentant considérablement la demande de produits pétroliers, la Première Guerre mondiale fait du pétrole un enjeu stratégique majeur et un élément primordial dans la définition des stratégies géopolitiques européennes.

     Ces découpages territoriaux ont été d'une importance capitale puisqu'ils ont déterminé arbitrairement pour chacun de ces Etats sa superficie, sa configuration géographique, la structure de sa population, ses potentialités économiques, ses possibilités d'accès à la mer, l'identité de ses voisins.

 

 

      En réalité, Sykes-Picot n’a pas été le seul accord signé sur la répartition des pays sous domination ottomane entre les Alliés pendant la Première Guerre mondiale. Mais il s’agissait, en effet, du plus important.

     En mars 1915, avant Sykes-Picot, la Grande-Bretagne, la France et la Russie ont conclu l’accord dit «de Constantinople» lors d’une rencontre dans la capitale russe, Petrograd. Il a été convenu de donner à la Russie les détroits ottomans et les territoires adjacents, dont Constantinople (Istanbul) même [7]. On peut dire que l’insistance des Russes pour obtenir l’approbation des deux autres alliés de guerre était la principale raison pour laquelle Londres a commencé à étudier quels étaient les intérêts britanniques en Orient.

     Le deuxième des accords interalliés relatifs à la Turquie est le Pacte de Londres du 26 avril 1915. Ce Pacte définit les conditions de l’entrée en guerre de l’Italie. Il garantit à cette puissance, qu’en cas de partage total ou partiel de la Turquie d’Asie, une part équitable dans la région méditerranéenne avoisinant la ville d’Adalia [8] où l’Italie a déjà acquis des droits et des intérêts qui ont fait l’objet d’une convention franco-britannique [9].

     Moins d’un an plus tard, au milieu de l’année 1917, lors d’une rencontre dans la station de Saint-Jean-de-Maurienne, la France et la Grande-Bretagne ont convenu d’accorder à l’Italie le sud-ouest de l’Anatolie, région connue aujourd’hui sous le nom d’Antalya.

     Ainsi, ces trois accords ont présenté pour le sultanat ottoman un schéma qui a confiné l’indépendance arabe à la péninsule arabique et l’indépendance de la Turquie au cœur de l’Anatolie. Tous les autres territoires ottomans ont été répartis entre la Russie, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie.

     Tous ces accords secrets s’évanouirent, au surplus, avant la fin même de la Grande Guerre, sous l’influence de la Révolution russe et de l’entrée dans la lutte des États-Unis d’Amérique. En effet, d’une part, la Révolution russe proclama le principe de «la paix sans annexions, ni contributions, sur la base du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes» [10]. Et, d’autre part, le Président Wilson, après avoir affirmé dans ses Messages le principe que «les gouvernements reçoivent tous leurs pouvoirs du consentement des peuples gouvernés» et qu’«aucun peuple ne doit être contraint à vivre sous une souveraineté sous laquelle il ne désire pas vivre» [11], déclara dans le 12ème de ses célèbres quatorze points du 8 janvier 1918 : «Aux parties turques du présent Empire ottoman seront garanties pleinement la souveraineté et la sécurité ; mais, d’autre part, il faut assurer aux autres nationalités qui vivent actuellement sous le régime turc une sécurité certaine d’existence et une possibilité, absolument dépourvue d’entraves d’un développement autonome». Notons que cette déclaration, s’il garantissait l’émancipation des nationalités non-turques, excluait manifestement toute atteinte à la souveraineté d’un État purement turc.

     Le mouvement sioniste n’a joué aucun rôle direct ou indirect dans l’accord de Sykes-Picot ou dans les autres accords qui ont divisé les possessions du sultanat. Cela était dû non seulement au fait que le mouvement sioniste n’était alors qu’une force marginale sur la scène internationale, mais aussi au fait qu’il n’existait pas de lien direct entre les Sionistes et les parties qui ont négocié les trois accords.

     Le découpage de l’Orient était un projet purement impérialiste né d’une contradiction entre les intérêts des quatre États de l’Entente et de leur tentative de résolution de cette contradiction par la négociation. L’arrivée des Sionistes sur la scène a eu lieu après la fin des négociations entre Sykes et Picot et après la conclusion de l’accord. Leur entrée s’est produite par la volonté de la Grande-Bretagne et en raison d’un effort purement britannique. Elle n’était pas le fruit des compétences ou de l’influence des dirigeants Sionistes.

 

4.  Un jeu de dupes vis-à-vis des Arabes – l’entrée en scène des Sionistes

     L’accord Sykes-Picot échappe complètement aux Arabes. Il restera secret jusqu’à ce qu’une copie du texte soit découverte par les bolchéviques en 1917 lors de la révolution d’Octobre, dans les archives du ministère des Affaires étrangères. Le contenu sera alors communiqué par Lénine au gouvernement ottoman. Par la suite, les bolchevicks au pouvoir renonceront aux accords signés avec la Grande-Bretagne et la France et signeront une paix séparée avec les Turcs en mars 1918.

     La réaction de la plupart des ministères du gouvernement britannique au projet de l’accord Sykes-Picot a été négative. Un certain nombre de responsables britanniques ont fait part de leur conviction que l’accord donnait à la France plus que ce qu’elle méritait. En position de force, la Grande-Bretagne peut se permettre d’exiger une révision des accords Sykes-Picot de 1916. En 1918, lors d'une réunion sans témoin avec Lloyd George, Clemenceau est ainsi contraint d’abandonner tout projet de condominium sur la Palestine et de renoncer au vilayet de Mossoul, riche en pétrole, que les Anglais veulent rattacher à la Mésopotamie destinée à demeurer sous leur contrôle. En contrepartie, la France se voit reconnaître le contrôle de la Syrie et de la Cilicie.

     L’une des réactions les plus importantes a été l’ensemble d’observations faites par le capitaine Reginald Hull le 12 janvier 1916. Ce dernier a souligné que la conception proposée par l’accord pour la région palestinienne, qui n’avait pas encore été clairement définie sur le plan géographique, ne prenait pas en considération les ambitions des juifs et du mouvement sioniste dans la région.

     C’était la première fois que Mark Sykes, qui était catholique, prenait conscience de l’existence d’un mouvement sioniste chez les juifs et de ses ambitions. L’administration américaine s'en prend aussi ouvertement aux accords Sykes-Picot lorsqu'elle découvre leur existence, au moment de son entrée en guerre, en 1917. Pressentant ces critiques, Sykes s'était mis à rencontrer les Sionistes dès l'accord avec Georges-Picot signé. Et dans la mesure où avant même la signature de l’accord Sykes-Picot, Londres avait vu naître un sentiment de nécessité de chercher un moyen d’abandonner les obligations britanniques dérivant de l’accord, Sykes demanda à son ami au Foreign Office, Hugh O’Brian, d’organiser une rencontre avec le dirigeant sioniste Chaim Weizmann, que celui-ci connaissait. Ce fut le début des contacts de Mark Sykes avec le mouvement sioniste.

     Au cours des mois qui ont suivi et avec l’approbation du secrétaire aux Affaires étrangères Edward Grey et du Premier ministre Herbert Henry Asquith, dont aucun n’était connu pour être un sympathisant sioniste, Sykes a continué de mener ce qui constituait des négociations avec les leaders du mouvement sioniste et les a présentés aux Français et aux Italiens ; il leur a même ouvert les portes du Vatican. L’objectif de Sykes et du gouvernement britannique consistait désormais à donner au mouvement sioniste une place à la table qui traitait de l’avenir de l’Orient. Il s’agissait alors d’un moyen de se détacher de l’accord avec les Français et d’ouvrir la porte à de nouvelles négociations sur les frontières et les intérêts des deux États.

     La «déclaration Balfour» s’inscrit dans ce jeu de dupes. Elle prend la forme d’une lettre adressée en novembre 1917 par Lord Arthur Balfour, ministre des Affaires étrangères, à Lord Rothschild, président de la Fédération sioniste de Grande-Bretagne. Ce document prévoit la création d’un Foyer national juif en Palestine en ignorant superbement les Arabes, définis en tant que «collectivités non juives» et dépourvus de droits politiques.

     Si, en vertu des accords Sykes-Picot, les Lieux saints en Palestine devaient être placés sous mandat international, les Britanniques défendent déjà un projet de protectorat anglais ou américain. Les revendications sionistes viennent justifier l’idée de protectorat, qui permet de faire de la Palestine une zone tampon entre la Syrie sous occupation française et l’Égypte sous domination britannique. En outre, cela permet de couper la route des Indes aux Allemands. Les Anglais jouent donc sur un double tableau, pratique habituelle de la perfide Albion. Tout en promettant au Hachémite Hussein et à ses fils un royaume arabe et l’indépendance, ils promettent aussi aux Juifs un foyer national en Palestine. Les protestations à la déclaration Balfour dans tout le Levant arabe prennent très vite des formes violentes qui augurent des tensions futures. Mais ces réactions ne seront pas prises en compte, tout comme les revendications des peuples de la région.

 

5. La révolte arabe

     Conclure un accord secret entre puissances impériales pour se partager les dépouilles de l’Empire ottoman, après son démantèlement, est une chose. Vaincre militairement les Ottomans en est une autre. Pour y arriver, nous l’avons vu, les Anglais ont opté pour une révolte arabe. Ils sont convaincus d’après leurs rapports de renseignement que les masses arabes soutiendront une révolte dirigée par Hussein. Or, lorsque la révolte est effectivement lancée dans le Hedjaz, le 5  juin 1916, «les centaines de milliers d’Arabes qui devaient déserter les rangs de l’armée ottomane pour s’y joindre» selon Lawrence d’Arabie, manquent au rendez-vous. A la place, il faut déployer des avions et des navires britanniques avec des troupes musulmanes en provenance de l’Egypte britannique et d’autres possessions de l’empire. La révolte militaire arabe restant faible et certains doutant fort de son succès, Thomas Edward Lawrence propose alors que les bédouins d’Hussein soient enrôlés pour mener une guérilla dirigée par les Britanniques. En même temps, les Français sont invités d’envoyer dans le Hedjaz des musulmans venant de l’Empire français, pour servir de conseillers militaires. Les Anglais maintiennent fermement que les Arabes n’accepteront pas de forces chrétiennes à leurs côtés. C’était l’explication officielle ; en fait, les Anglais voulaient éviter toute ingérence métropolitaine française d’envergure.

     Après l’échec de la tentative du Bureau indien de prendre Bagdad en 1915, un nouveau commandant en chef, le général Stanley Maude, est nommé. Ce dernier envahit la Mésopotamie et prend Bagdad le 11 mars 1917. Le 16 mars, les Britanniques mettent sur pied un Comité d’administration de Bagdad sous la supervision de Lord Curzon (ancien gouverneur des Indes), qui doit décider du sort des provinces de Bassorah et de Bagdad : la première, à forte majorité chiite, deviendra britannique, tandis que l’antique capitale Bagdad sera «arabe», mais sous protectorat britannique.

     Le 6 juillet 1917, Thomas Edward Lawrence mobilise (moyennant paiement en or) une confédération de bédouins pour s’emparer du port d’Akaba. Cette pratique consistant à acheter des éléments arabes comme soldats irréguliers avait valu à Lawrence le surnom de «l’homme avec de l’or». Après la prise d’Akaba, le nouveau commandant, le général Sir Edmund Allenby, accepte que des bédouins se battent aux côtés des forces britanniques dans les campagnes de Palestine et de Syrie.

     Auparavant, le ministre de la Guerre Lloyd George avait ordonné aux troupes d’Egypte britannique de préparer l’invasion de la Palestine. Se méfiant des intentions anglaises, les Français expédient Georges-Picot pour accompagner la mission, tandis que les Anglais, tout aussi soupçonneux, envoient Sykes sur place comme médiateur (Sykes avait été chargé entre-temps de la mission politique, devenant commandant-en-chef des Forces expéditionnaires en Egypte).

     Nommé nouveau commandant en juin 1917, le général Allenby est envoyé en Egypte pour diriger l’invasion de la Palestine. Lloyd George avait exprimé son souhait que Jérusalem soit prise avant Noël et, effectivement, le 11 décembre 1917, Allenby entre dans Jérusalem avec ses troupes par la Porte de Jaffa, déclarant la loi martiale. Il signifie à Georges-Picot que la ville restera sous administration militaire britannique un certain temps et Ronald Storrs est nommé gouverneur militaire. Lloyd George avait reçu son cadeau de Noël !

     Après la Mésopotamie et la Palestine, on en arrive ensuite à la conquête de la Syrie. En septembre 1918, Allenby écrase ses Ottomans dans la bataille de Megiddo («Armageddon») avant de se diriger sur Damas. Suivant l’accord Sykes-Picot, cette ville doit être mise sous administration arabe, et de facto sous contrôle français, même si les Anglais y ont la suprématie militaire. Dès la chute de la ville (01.10.1918), le drapeau d’Hussein (conçu par Sykes) y sera hissé. Les Français ne contrôlent directement que les régions côtières, et l’intérieur doit devenir indépendant, gouverné par un pouvoir hachémite soutenu par des conseillers français.

     Fayçal et ses troupes assistées du «colonel» Thomas Edward Lawrence, dit «Lawrence d'Arabie», arrivent plus tard que prévu, mais ils arrivent quand même. Elles  entrent sans coup férir dans la capitale de la Syrie en prenant de court les Français. Ce qui permet à Lloyd George de dire, en 1919, que les forces de Fayçal ont contribué à la conquête de la Syrie et que, par conséquent, c’est lui qui doit administrer la Syrie - chapeauté, bien entendu, par la Grande-Bretagne.

     Lors d’une réunion avec Fayçal, Allenby lui dicte les conditions de son pouvoir : en tant que représentant d’Hussein, Fayçal administrera la Syrie (moins la Palestine et le Liban) sous la protection française et sera secondé, dans cette optique, par un officier de liaison français. Fayçal rechigne contre le rôle français, mais par solidarité militaire, Allenby insiste sur la présence d’un officier français.

     De Damas, Fayçal marche sur Beyrouth, où il arrive le 5 octobre, amenant les Français alarmés à déployer des canonnières et des troupes pour le stopper. Sur ordre d’Allenby, Fayçal est cependant obligé de quitter Beyrouth et Georges-Picot est nommé représentant politique et civil de la France, sous l’autorité d’Allenby.

     Vers cette époque, certains dirigeants britanniques commencent à se demander s’il est vraiment sage de tenir les promesses faites à la France dans le cadre de l’accord Sykes-Picot. Pour Lloyd George, ce traité est «inapplicable», vu que la Grande-Bretagne a fourni le plus gros de l’effort de conquête, pour Curzon, il est «obsolète», et même Sykes exprime des doutes. Evidemment, les Anglais cherchent à consolider leur propre emprise sur le Moyen-Orient, aux dépens de la France dont la présence devrait être, de leur point de vue, limitée au Liban.

 

6. Armistice sans paix avec la Turquie

    Consécutivement aux victoires d’Allenby, l’Empire ottoman s’écroule à une vitesse fulgurante, perdant ses dernières positions dans la région. La Turquie, soutenue par l’Allemagne, ayant indiqué qu’elle était prête à ouvrir des pourparlers de paix, une conférence est organisée avec la première à bord du navire britannique «Agamemnon» le 27octobre 1918 au port de Moudros sur l’île grecque de Lemnos, en mer Egée, au large des Dardanelles... en l’absence des Français ! L'armistice est signé le 30 octobre 1918 par l'amiral anglais Sir Arthur Gough-Calthorpe, agissant comme représentant des Alliés, et le ministre de la Marine ottomane Rauf Orbay. La Turquie accepte les conditions de l’armistice, obligeant les Jeunes Turcs à s’enfuir pour sauver leur vie. En Europe, l’armistice sera signé le 11 novembre 1918.

     La signature précipitée d’un armistice (qui ne vaut pas une capitulation) par l’amiral Calthorpe fut une erreur de taille. Au moment où la force militaire turque était complètement anéantie après tant d’années d’efforts et de sacrifices humaines à Gallipoli et ailleurs, les Alliés vainqueurs auraient pu exiger la capitulation sans conditions de l’Empire ottoman purement et simplement. En cas de refus, le brillant général Allenby marcherait directement vers Constantinople…Ils ne l’ont pas fait et ils s’en repentiront amèrement plus tard.

     En effet, le laps de temps entre l’armistice de Moudros et le Traité de Sèvres (10.08.1920) a permis aux Turcs de se ressaisir et surtout au mouvement nationaliste de Mustafa Kemal de s’établir, de s’amplifier, de prédominer, de mener une lutte armée victorieuse contre les Alliés et d’inverser les rôles des vainqueurs-vaincus lors de la signature du Traité de Lausanne (24.07.1923).

 

7.  Les mandats

     La conférence de la paix qui débute le 18 janvier 1919 ne permet pas de dégager des solutions durables pour le Proche-Orient dans la mesure où elle refuse de tenir compte des demandes de l’émir Fayçal, venu en France pour faire reconnaître la légitimité du royaume arabe promis à son père. En effet, Paris et Londres n’entendent pas renoncer à leur projet de se partager, à leurs profits, les dépouilles ottomanes.

     Pour empêcher la France de prendre le contrôle de la Syrie, les Anglais insistent sur le rôle de Fayçal et de ses 100.000 soldats (chiffre totalement exagéré) dans la «libération» de la Syrie et soutiennent son opposition à toute implication française. C’est la position défendue par Lloyd George à la Conférence de Paix, et à laquelle il tente de rallier le président américain Woodrow Wilson. Un Fayçal financé par les Anglais et constamment accompagné de son contrôleur Thomas Edward Lawrence, joue volontiers le jeu. La Grande-Bretagne exerce ainsi un contrôle de fait sur la Syrie, même si elle est administrée par de grandes familles arabes.

     Cependant, comme l’occupation militaire coûte cher, à la fois sur les plans économique et politique, Londres finit par abandonner ses revendications sur la Syrie, la laissant à Fayçal et aux Français. En janvier 1920, le premier conclut un accord secret avec le Premier ministre français George Clemenceau, prévoyant l’«indépendance» formelle de la Syrie sous tutelle française - c’est-à-dire avec des conseillers français.

     Un dernier point menace cependant encore le projet de découpage franco-britannique du Moyen-Orient : celui du désir du président Wilson de faire progresser la cause de l’émancipation des peuples, que l’Europe avait d’ailleurs défendue au XIXe siècle. Ce dernier obstacle est levé par les manœuvres très habiles du Premier ministre britannique Lloyd George. Celui-ci propose la création de «mandats» (une forme de colonisation à durée déterminée) par la Société des Nations (SDN), qui seraient confiés de façon temporaire à une puissance «civilisée» (!!!), chargée de les amener à l’indépendance. Il y adjoint discrètement les provinces arabes de l’Empire ottoman (mandats dits «A»). Wilson accepte le principe tout en renvoyant la question à la rédaction de la Charte de la SDN.

     À la Conférence de la Paix le système des zones d’influence fut donc remplacé par celui des «mandats internationaux», inspiré par le projet du général Smuts, représentant de l’Afrique du Sud [12], et qui trouva tout d’abord son expression dans les résolutions adoptées, le 30 janvier 1919, par les représentants de l’Amérique, de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Italie et du Japon. Ces résolutions déclaraient que - à raison du mauvais gouvernement exercé par les Turcs sur les peuples soumis à leur domination et des récents massacres - l’Arménie, la Syrie, la Mésopotamie, la Palestine et l’Arabie devaient être complètement séparées de l’Empire ottoman et placées sous une tutelle exercée au nom de la Société des Nations. Ces résolutions remplaçaient l’exercice d’influences plus ou moins impérialistes par celui d’une tutelle dans l’intérêt même «des peuples non capables de se diriger eux-mêmes» ;  ainsi, les puissances dites civilisées se rapprochaient de nouveau des traditions de l’intervention d’humanité.

     L’Arménie était expressément énumérée parmi les pays à mandat. Le 24 mai 1920, le Président Wilson introduisit au Sénat un message dans lequel il demanda à être autorisé à accepter le mandat arménien que le Conseil suprême allié siégeant à San Remo offrait à l’Amérique. Dans ce message, il indiquait que l’offre avait été faite en conformité de l’article 22 du Pacte de la Société des Nations et en recommandait l’acceptation en invoquant la sympathie pour l’Arménie qui avait surgi, non pas d’une petite partie du peuple américain, «mais, avec une spontanéité et une sincérité extraordinaires, de la totalité du grand corps d’hommes et de femmes chrétiens du pays, dont les contributions volontaires avaient pratiquement sauvé l’Arménie au tournant le plus critique de son existence».

     Le Sénat se prononça sur le message le 31 mai 1920. Il n’accorda que 12 voix à la motion tendant à autoriser le Président à accepter le mandat pour l’Arménie. Et il rejeta par 43 voix contre 23 la proposition de renvoyer la résolution au Comité des relations extérieures jusqu’au moment où serait décidée la question de l’entrée de l’Amérique dans la Société des Nations. Finalement le Sénat adopta la résolution suivante par 52 voix contre 23 : «Le Congrès décline respectueusement de conférer à l’Exécutif le pouvoir d’accepter un mandat pour l’Arménie» [13]. Le rejet par le sénat américain du mandat pour l’Arménie a exercé une énorme influence sur le sort fatidique de ce dernier pays. Le 12 mai 1920, le Comité des affaires étrangères, dans une résolution constatant l’exactitude des rapports sur les atrocités commises par les Turcs contre les Arméniens, et exprimant à ce sujet la sympathie de l’Amérique pour l’Arménie, se borna à autoriser le Président à envoyer un bateau de guerre pour protéger les intérêts des États-Unis. Ce fut l’unique témoignage que le Sénat américain marqua en faveur des Arméniens.

     S’agissant de la Palestine, la conjonction d’intérêts entre Sionistes et Britanniques fonctionne toujours remarquablement. En février 1919, les porte-parole sionistes à la conférence de la paix de Paris appuient l’octroi du mandat sur la Palestine à la Grande-Bretagne, qui ne peut s’effectuer qu’au nom du respect du principe des nationalités avancé par le président Wilson.

     La division en mandats est donc entérinée. L’occupation des vainqueurs dans les anciennes provinces ottomanes prend la forme du mandat défini par l’article 22 du pacte de la SDN, adopté à Versailles en avril 1919.

     Les résolutions du 30 janvier 1919 sont suivies de l’occupation, par l’Italie, en avril 1919, d’Adalia, occupation qui s’étendit plus tard jusqu’à Koniah, et du débarquement des Grecs à Smyrne, en mai 1919. L’occupation italienne, d’abord objet de remontrances au Conseil suprême, fut reconnue par lui le 16 juillet 1919. Quant à l’occupation grecque de Smyrne, elle eut lieu sur les ordres directs du Conseil suprême de la Conférence de la Paix, en vertu de l’article 7 de l’armistice de Moudros, donnant aux Alliés «le droit d’occuper tous points stratégiques dans le cas où un état de choses menaçant pour la sécurité des Alliés viendrait à se produire». À la suite des émeutes provoquées par les nationalistes Turcs lors du débarquement grec, une Commission proposa le remplacement de l’occupation grecque de Smyrne par une occupation interalliée ; cependant le Conseil suprême, dans sa séance du 12 novembre 1919, maintint l’occupation grecque, tout en en relevant son caractère provisoire (à confirmer par la réalisation d’un referendum). Dans l’intervalle, l’accord italo-grec Tittoni-Vénizelos du 29 juillet 1919 avait amené une entente entre la Grèce et l’Italie qui se désistait de ses droits sur Smyrne, dérivant de l’accord de Saint-Jean de Maurienne, contre l’appui de ses autres revendications en Asie Mineure [14]. Ajoutons qu’en février 1920 la Conférence décida d’attribuer à la Grèce la Thrace orientale, à l’exception toutefois de Constantinople et des territoires adjacents aux Détroits qui restent sous le contrôle des Britanniques.

     Destinée à préparer le premier traité de paix avec la Turquie, la conférence de San Remo, du 19 au 26 avril 1920, confirme et précise l'accord secret Sykes-Picot de 1916, fixe les clauses du traité de paix avec l’Empire ottoman et officialise l’installation des mandats. Elle confie trois «mandats» à Londres sur la Palestine, la Transjordanie et la Mésopotamie (Irak). La France reçoit un mandat sur la Syrie et le Liban. Entre 1920 et 1922, les puissances mandataires françaises et britanniques s’installent donc au Moyen-Orient, la France sur les mandats de Syrie et du Liban, la Grande-Bretagne sur ceux de Palestine et d’Irak. La Transjordanie, zone située entre la Palestine et l’Irak et occupée depuis 1917 par l’Angleterre, est aussi placée par la SDN sous mandat britannique. En 1922, la Transjordanie devient un royaume semi-autonome, avec à sa tête Abdallah, le frère de Fayçal.

     Le règlement définitif (au moins provisoire) est conclu au début de 1920 et consacré dans le traité de Sèvres. Pour ce qui est du Moyen-Orient, les conditions sont les suivantes : la Syrie, y compris le Liban, et la Cilicie reviennent à la France, dans l’optique d’une indépendance future ; la Grande-Bretagne reçoit la Mésopotamie (Irak) et la Palestine, tout en exerçant une protection sur l’Arabie (le Hedjaz), ce qui signifie, en clair, qu’elle sera officiellement «indépendante», mais gouvernée par des monarques fantoches des Anglais ; l’Egypte, Chypre et la côte du golfe Persique rentrent formellement dans la sphère d’influence anglaise ; l’Italie obtient Rhodes et le Dodécanèse et exerce son influence sur Adalia (en Turquie).

     En mars 1920, Fayçal est proclamé roi par le Congrès national syrien, qui avait opté un an auparavant pour un royaume constitutionnel, une «grande Syrie» comprenant le Liban, la Transjordanie et la Palestine. Mais peu après, en juillet, les Français lancent une offensive militaire dirigée par le général Henri Eugène Gouraud pour occuper Damas. Gouraud réussit à briser la résistance de l’armée chérifienne dans la bataille de KhanMayssaloun (24 juillet 1920).La Syrie sera entièrement soumise au mandat français et Fayçal envoyé en exil. Il deviendra cependant, avec la bénédiction britannique, roi d’Irak.

     Quant à l’Iran (la Perse à l’époque), les Anglais assurent leur propre contrôle grâce à l’accord anglo-perse de 1919 conclu avec Ahmad Shah.

     Lors de la conférence du Caire en 1922, alors que des émeutes antibritanniques se déroulaient depuis le début de 1919, la Grande-Bretagne accorde à l’Egypte une indépendance formelle, abandonnant officiellement son protectorat. Déclarant l’Egypte une monarchie constitutionnelle, la Grande-Bretagne se réserve tout de même certains «droits» : elle est chargée de sa défense (c’est-à-dire le droit de stationner des forces armées sur le territoire égyptien), de la sécurité du canal de Suez, de la gestion du Soudan, du contrôle des communications impériales et des affaires étrangères. Fouad 1er devient roi le 15 mars 1922 et établit en 1928 un régime dictatorial.

     C’est lors de cette conférence du Caire que Fayçal est reconnu monarque d’Irak et son frère, Abdallah, émir de Transjordanie. On tente de conférer à Fayçal une légitimité populaire en orchestrant un plébiscite, entre autres. Quant à son frère, il assume ses fonctions à Amman, avec l’aide du spécialiste du renseignement britannique John Philby et avec le soutien de la Légion arabe, commandée par le colonel britannique F.G. Peak, puis Glubb Pacha. En 1923, la Transjordanie sera séparée de la Palestine et servira de zone tampon d’Israël contre le reste de l’Arabie.

     Une question qui n’a été ni abordée ni débattue dans les traités est celle du pétrole. La compétition entre la France et l’Angleterre pour les vastes réserves pétrolières de Mossoul devient critique. Lors de la conférence de San Remo en 1920, elles concluent un accord secret pour le partage du pétrole. Lorsque les Américains en ont vent, ils s’opposent au monopole et réclament leur part du gâteau. En vertu du traité de Mossoul de 1926, l’Irak exercerait un contrôle officiel sur la région pétrolière et les royalties devraient être réparties entre les compagnies pétrolières britanniques (52,5 %), américaines (21,25 %) et françaises (21,25 %).

     En Arabie, Hussein revendique le titre de calife en 1924, ce qui est rejeté par son rival Abdoul Aziz ibn Saud. En fait, Hussein s’était proclamé «Roi de tous les Arabes» à la fin de 1916, mais la Grande-Bretagne, la France et l’Italie ne lui reconnaissaient que le titre de roi du Hedjaz. Le wahhabite ibn Saud déclare la guerre à Hussein et, après la chute des villes saintes de La Mecque et Médine, inflige la défaite aux Hachémites. Hussein abdique et son fils Ali renonce au trône. Ainsi, Abdoul Aziz ibn Saud, le favori du Bureau indien, est proclamé roi du Hedjaz et du Najd en 1926.

     Les années qui suivirent l'accession des États arabes du Proche-Orient à l'indépendance virent plusieurs tentatives avortées d'unité arabe remettant en question des frontières héritées de l'époque coloniale. Ces échecs montrent que les frontières dessinées naguère par la France et l'Angleterre n'étaient pas totalement artificielles. Et, en tout cas, que se sont développés des nationalismes locaux – irakien, syrien, jordanien et libanais – supplantant le sentiment d'appartenance à une mythique nation arabe. Le nationalisme panarabe, laïc et socialiste des régimes égyptien, syrien et irakien fut contrecarré par le panislamisme promu par l'Arabie saoudite. À partir des années 1970-1980, l'échec du nationalisme arabe et des régimes socialo-militaires de la région ouvrit la voie au «retour à l'islam». Les mouvements islamistes occupent l'espace et entravent l'émergence de toute autre idéologie. Il n'est pas étonnant dans ce contexte que les soulèvements populaires dirigés successivement, à partir de 2011, contre les régimes despotiques tunisien, égyptien, libyen, yéménite et syrien, qualifiés prématurément de printemps arabes, aient été confisqués par les mouvements islamistes.

 

8. Le sort de la Palestine

    Au cours des marchandages, la Palestine, revendiquée par la Grande-Bretagne, était censée devenir indépendante à terme. Cette question est la plus compliquée de toute l’histoire de la région et mérite une analyse qui va bien au-delà du sujet de cet article. Nous ne ferons par conséquent que quelques observations rapides à ce propos.

   Comme on l’a déjà vu, tout en promettant au Hachémite Hussein et à ses fils un royaume arabe et l’indépendance, les Anglais promettaient simultanément aux Juifs un foyer en Palestine. Dans la «Déclaration Balfour» du 2 novembre 1917 (du nom d’Arthur Balfour, à l’époque ministre des Affaires étrangères britannique), il est dit :

« Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte ni aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, ni aux droits et statuts politiques dont jouissent les Juifs dans tout autre pays. »

     En vertu de l’accord Sykes-Picot, les Lieux Saints en Palestine devaient être placés sous mandat international. Cependant, l’administration des Lieux Saints ne fut jamais qu’une affaire administrative. Depuis au moins l’époque des Croisades, les puissances européennes occidentales ont tenté d’établir leur influence politique à Jérusalem par le biais de leurs institutions religieuses, tout comme les Russes avec les sites de l’Eglise orthodoxe russe, de même que les Arméniens et, bien entendu, les habitants de la région, chrétiens, musulmans et juifs.

     Les Français, qui avaient leurs propres visées sur la Palestine, craignaient que le soutien britannique au sionisme se traduise par l’emprise de la Grande-Bretagne sur la région. Les Anglais disaient aux Arabes qu’ils n’avaient pas l’intention de favoriser la création d’un Etat juif, tout en affirmant aux représentants sionistes que telle était bien leur intention. Les affrontements judéo-arabes qui éclatèrent en 1919 avaient été programmés par les Anglais pour empêcher Arabes et Juifs d’unir leurs forces. Le 24 juillet 1922, la Société des Nations accorda à la Grande-Bretagne le mandat sur la Palestine.

     L’attitude des dirigeants politiques britanniques était parfaitement cynique, sachant que même les plus «pro-sionistes» d’entre eux étaient antisémites. Il semble que Sykes était anti-juif à l’extrême, mais qu’il détestait encore plus les Arméniens : «Même les Juifs ont leur bon côté, alors que les Arméniens n’en ont aucun», écrivait-il. Sykes n’était pas pour autant pro arabe. Il aurait écrit que les Arabes urbains étaient  «couards», «insolents et méprisables», «vicieux au point que le leur permettent leurs corps affaiblis», tandis que les Arabes bédouins étaient «des animaux (...) rapaces, cupides» !!! Des propos insolents surprenants pour un diolomate influent du Foreign Office britannique.

 

9. Le sursaut nationaliste turc : Mustafa Kemal Atatürk, l’homme providentiel au service de l’Allemagne

     Déjà au début des années 1920, des observateurs lucides perçurent le désir de revanche allemand, ainsi que la stratégie et les tactiques correspondantes que cette revanche nécessitait.  La stratégie visait à combattre en Anatolie le traité de Versailles en détruisant celui de Sèvres. La tactique consistait à diviser les Alliés, à les épuiser et à parachever leur lassitude. La victoire du bolchevisme en Russie et l'émergence du mouvement kémaliste en Turquie, les deux réunis dans l’objectif commun de combattre les puissances alliées «infidèles» et «impérialistes»,  seront les instruments majeurs dont l’Allemagne s’en servira habilement afin de parvenir à ses fins.  

     Après avoir imposé à Lénine le traité de Brest-Litovsk dont les conséquences pour les Arméniens et autres peuples du Caucase furent funestes, les Allemands trouveront en Mustafa Kemal un personnage dévoué à leur cause depuis longtemps, qui avait déjà servi sous les ordres d’un général allemand Otto Liman von Sanders (dénommé Liman-Pacha) dans la bataille de Gallipoli (1915) et plus tard en Palestine et en Syrie contre les forces du général Allenby. Mustafa Kemal est un homme de culture moyenne. Il est très ambitieux, habile et rusé, souvent de mauvaise foi. Energique cependant et tenace, il est l'admirateur fervent de la pensée allemande et de l'esprit d'organisation germanique. Il arrive à se faire remarquer, pour la première fois, lors de la révolution des Jeunes-Turcs en 1908.  Mis de côté par de plus habiles que lui, Enver par exemple, il conserve vis-à-vis de celui-ci une haine irréductible. L'occasion de passer aux choses sérieuses se présente pour lui lorsque le grand vizir Damad Ferid-pacha (l'un des signataires ottomans du Traité de Sèvres) crut opportun de l'envoyer en province en lui donnant le titre d'inspecteur de la 9ème armée stationnée à Erzeroum. Il s'agissait d'éloigner un soldat remuant et de profiter en même temps de ses talents d'organisateur pour maintenir intactes les forces militaires dont la démobilisation était pourtant exigée par l'armistice. Grace à se ruses Mustafa Kemal réussira à récupérer une quantité considérable d’armement turc saisi par les Alliés et destiné à la destruction.

     Les Alliés, surtout les Britanniques, connaissent bien Mustafa Kemal depuis ses actions contre les ANZAC lors de l’opération amphibie ratée dans les détroits de Dardanelles en 1915. Ils auraient dû se méfier de lui et de sa nouvelle mission, et prendre toutes les mesures nécessaires pour le surveiller de près afin de le neutraliser, mais ils ne le feront pas. Il s’agit d’une négligence de taille [15].

     Dans les régions menacées par les troupes alliées, Mustafa Kemal met rapidement en place des organisations qui visent à la fois défendre les droits des musulmans, mais aussi organiser la résistance armée. Ces organisations de défense doivent empêcher la réalisation des desseins alliés par la résistance passive ou active. Des officiels ottomans, aidés par des allemands, participent et organisent ce mouvement, tandis que des militaires collaborent avec des bandes d'irréguliers pour organiser la guérilla. Les munitions saisies par les Alliés sont ainsi secrètement transportées d'Istanbul en Anatolie. En mai 1919, le mouvement nationaliste turc peut déjà compter sur deux corps d'armée, le 20ème commandé par Ali Fouad à Ankara et le 15ème à Erzeroum commandé par Kazim Karabekir, mais également sur des irréguliers. A la demande de Mustafa Kemal, l'amiral Rauf Bey coordonne l'action de ces différents groupes, tandis que la petite ville d'Ankara (alors Angora) sur le plateau anatolien devient le centre de l'organisation de la résistance nationaliste.

     Mustafa Kemal débarque le 19 mai à Samsun, puis se rend à Havza. Son statut de héros de la bataille de Gallipoli lui donne le prestige requis pour établir des contacts avec des militaires et des nationalistes, et ainsi structurer le mouvement de résistance. Le 2 juillet, Kemal reçoit un télégramme du Sultan lui demandant de cesser ces activités rebelles en Anatolie et de retourner à Constantinople. Il refuse d'obtempérer. Des officiers nationalistes proches de lui organisent un congrès à Sivas en juin 1919, qui se donne pour but de rassembler les forces nécessaires fidèles au mouvement nationaliste pour résister à la pression du Sultan et combattre les occupants alliés. Le Sultan ordonne alors l'arrestation de Kemal. Les nationalistes révolutionnaires répondent en septembre en mettant sur pied un comité représentatif, embryon d'un véritable gouvernement nationaliste turc.

     En janvier 1920, la Chambre des députés ottomans se réunit. En son sein se forme un groupe nationaliste qui cherche à faire élire Mustafa Kemal président de la Chambre. Pour mettre fin à cette situation les Britanniques décident (enfin) de placer la Turquie sous leur contrôle. Le 15 mars 1920 les soldats britanniques occupent les principaux bâtiments de la capitale ottomane et arrêtent les responsables nationalistes qui sont alors déportés à Malte. Le 11 avril 1920, le dernier parlement ottoman est dissous sur ordre du Sultan Mehmed VI. Le système politique ottoman s'effondre en quelques jours et le Sultan apparaît désormais comme une marionnette aux mains des Alliés. De nombreux intellectuels, dignitaires et chefs militaires turcs se mettent alors au service de Mustafa Kemal qui déclare que le seul gouvernement légal turc est désormais le comité représentatif d'Ankara. C'est dans cette ville que se réunit, en mars 1920, le Grand Parlement National qui se choisit comme président Mustafa Kemal et investit en avril un gouvernement provisoire turc pour mener la résistance contre les Alliés. Pour l'heure, le rusé Kemal affirme toujours vouloir se battre pour le Sultan et que son but est de le libérer de la tutelle des Alliés.

     La première tâche qui se donne Mustafa Kemal est de former une véritable armée. Pour cela il se tourne vers les bolcheviks, qui viennent de prendre le pouvoir en Russie, trop contents de trouver un partenaire qui se réclame de «laïque» comme eux et désireux de lutter contre l'impérialisme occidental. Les deux parties se méfient profondément l’une de l’autre, mais elles décident de collaborer en vue de combattre les Alliés et leurs intérêts dans la région. En 1919, Kemal rencontre une délégation soviétique dirigée par le général Semyon Boudienny, qui demande seulement le contrôle des territoires caucasiens sous souveraineté russe en 1914, en contrepartie d’une aide économique et militaire soviétique significative, y compris la fourniture d’armement lourd, ce qui permettra à Mustafa Kemal d'organiser une véritable armée pour combattre les Français, les Anglais et les Grecs.. 

     Le Sultan, pour ôter toute légitimité au mouvement nationaliste, lance contre Kemal une fatwa [16], suscitant ainsi des soulèvements en Anatolie, armés par les Britanniques, contre les nationalistes. Les kémalistes les répriment violemment instituant des tribunaux d'exception qui condamnent à la pendaison ceux qui sont pris prisonniers. Ils doivent également affronter l'armée du Sultan qui vient en aide aux rebelles anti-kémalistes. Mais rapidement ces derniers sont écrasés par les troupes circassiennes d'Ethem. Les Britanniques envoient alors de petites unités pour leur faire face et les empêcher de se regrouper. Le 13 avril 1920, les premiers combats s'engagent à Düzce, puis s'étendent à Bolu et Geredé. Pendant un mois le nord-ouest de l'Anatolie est ainsi le théâtre d'affrontements, jusqu'à la bataille d'Izmit du 14 juin 1920. L'armée du Sultan et les unités britanniques ont l’avantage numérique, mais les soldats du Sultan désertent en masse. Quelques jours plus tard, les troupes nationalistes, victorieuses, approchent d'Istanbul. Les Britanniques sont prêts à faire sauter les dépôts de munitions et d'armes, mais il ne sera pas nécessaire. Les navires et les avions britanniques ouvrent le feu contre les troupes de Kemal les forçant à se retirer.

     Si le danger kémaliste est pour l’instant écarté, la panique s'est emparée de la capitale ottomane après la défaite des troupes du Sultan. Le général britannique George Milne (connu depuis sa participation en tant que commandant en chef des troupes britanniques sur le Front d’Orient à Thessalonique) demande des renforts et estime qu'il lui faut 27 divisions pour défaire les nationalistes. Mais les Britanniques ne disposent pas de ces divisions et surtout l'opinion publique ne peut accepter une intervention militaire de cette ampleur, alors que la Grande Guerre vient à peine de prendre fin. Pourtant les Alliés ont des atouts: près de 38.000 soldats britanniques et indiens, 59.000 soldats français dont des troupes coloniales, 18.000 soldats italiens, entre 30.000 et 50.000 soldats géorgiens constitués en unités irrégulières, 20.000 soldats arméniens. Le contingent grec est le plus nombreux et passe de 80.000 hommes en 1919 à près de 300.000 en 1922. Si les Américains n'envoient pas de troupes, l'amiral Mark Bristol sert de conseiller militaire. Mais ces forces sont dispersées et agissent indépendamment les unes des autres. Surtout chaque nation alliée se fixe des objectifs propres qui entrent en concurrence avec ceux de leurs partenaires. C’est la fin de l’Entente.

     Conscients que le Sultan est incapable de venir à bout des nationalistes, les Britanniques se tournent vers la seule force bien entraînée, disciplinée et capable d'affronter les Turcs: l'armée grecque. Le 22 juin 1920, avec l'accord des Anglais et des Français, les Grecs passent à l'offensive en Anatolie en direction du nord et de l'est. Ils cherchent ainsi à asseoir leur domination sur l'Asie-mineure et contrôlent rapidement l'ouest et une partie du nord-ouest de l'Anatolie. En un mois ils occupent la côte égéenne au nord de Smyrne et le rivage sud de la mer de Marmara. L’ancienne capitale ottomane Bursa tombe aux mains des Grecs le 8 juillet, et ils atteignent Usak au bord du plateau anatolien. Ils envahissent également la Thrace orientale et prennent sa capitale Adrianople (Edirne) où le roi Alexandre Ier fait une entrée triomphale le 25 juillet 1920. Les Grecs sont désormais devant les portes de Constantinople, un rêve national nourri depuis la prise de Constantinople par les Turcs ottomans le 29 mai 1453.

     Mustafa Kemal et ses nationalistes sont alors dans une situation critique. Ils sont menacés par les Grecs à l'ouest, mais également par les Français qui occupent la Cilicie au sud et les Arméniens au nord-est. L’aide économique et militaire soviétique [17], la mort soudaine du roi Alexandre Ier [18] et l’instabilité politique en Grèce qui l’a suivie, la division qui règne parmi les Alliés et, surtout, la trahison des Italiens et la volte-face des Français, va leur permettre de renverser la situation.

     Vaincus en 1918, ils se convertiront en vainqueurs, et dicteront leurs conditions à Lausanne.

 

10. Situation politique vis-à-vis de la Turquie des trois principales Puissances alliées depuis l'armistice de Moudros et jusqu'au traité de Sèvres

10.1 La France

         Un des facteurs les plus considérables du revirement de la politique des Alliés vis-à-vis de l’Empire ottoman est sans contredit l’évolution graduelle du gouvernement français vers un rapprochement avec la Turquie, cette Turquie qui avait participé à la Grande Guerre aux côtés de l’Allemagne et qui avait ainsi considérablement retardé la victoire de la France et de ses alliés en leur causant un préjudice énorme. Il est, par conséquent, indispensable d’indiquer les raisons de cette évolution qui a exercé une grande influence sur le sort des nations du Moyen-Orient.

     Il convient tout d’abord de constater la primauté, dans la Turquie d’avant-guerre, des intérêts de la France, en comparaison avec ceux de l’Angleterre et de l’Allemagne. La France détenait plus que 60% de la dette publique et plus de 50& de la dette privée turque. La liquidation de l’Empire ottoman mettait en péril la récupération par la France de la dette turque souscrite par des capitaux français et lui faisait perdre en même temps les fruits de l’influence séculaire qu’elle avait acquise dans les immenses parties qui passaient sous le mandat anglais et dans celles qui revenaient à la Grèce.

     En même temps, la politique française cherchât, par une attitude conciliante envers le nouvel État turc, à conserver son influence économique et culturelle dans les portions de l’ancien Empire qui lui devaient rester. Une pareille attitude, favorable au maintien du Calife à Constantinople, paraissait en même temps au gouvernement français conforme à son souci de ménager les sentiments religieux de l’immense Empire colonial que la France s’était créée dans le monde musulman. Malheureusement, la suite des événements démontra que les dispositions conciliantes de la France furent interprétées par les dirigeants d’Angora comme un aveu de faiblesse ou de lassitude, puis  habilement exploitées au détriment de la France et des peuples chrétiens du Moyen-Orient, dont la France se réclame être protectrice 

TABLEAU N° 1 : répartition des capitaux étrangers engagés en Turquie à la veille de la guerre

En capital :

 

France
Francs

Angleterre
Francs

Allemagne
Francs

Dette publique

2.454.417.377

577.499.281

867.583.506

Sociétés privées

830.856.000

235.818.675

575.903.000

Total

3.285.273.377

813.312.436

1.443.486.506

En pourcentage :

 

France

Angleterre

Allemagne

Dette publique

60,31%

14,19%

21,31%

Sociétés privées

50,58%

14,36%

35,06%

Total

59,28%

14,68%

26,04%

Source : l’Asie française, n° 175, p. 180.

 

TABLEAU N° 2 : répartition des capitaux des sociétés privées françaises dans les différentes entreprises industrielles turques

En capital :

 

France
Francs

Angleterre
Francs

Allemagne
Francs

Dette publique

2.454.417.377

577.499.281

867.583.506

Sociétés privées

830.856.000

235.818.675

575.903.000

Total

3.285.273.377

813.312.436

1.443.486.506

En pourcentage :

 

France

Angleterre

Allemagne

Dette publique

60,31%

14,19%

21,31%

Sociétés privées

50,58%

14,36%

35,06%

Total

59,28%

14,68%

26,04%

Source : l’Asie française, n° 175, p. 181 

     L’armistice de Moudros avait trouvè la France dans une situation très désavantageuse pour la défense de ses intérêts dans le Proche-Orient. Pendant la Grande Guerre, l’armée française d’Orient avait porté le poids principal de l’expédition de Thessalonique, tandis qu’à l’Angleterre, installée en Egypte, échut naturellement le rôle principal dans la conquête de la Turquie d’Asie. En conséquence, au moment de la conclusion par les Alliés de l’armistice de Moudros, la Mésopotamie, aussi bien que la Syrie, la Cilicie et la Palestine, soit les zones bleue, rouge et brune, tout comme les zones A et B des accords Sykes-Picot, se trouvèrent toutes entre les mains des Anglais. Ceux-ci créèrent dans la zone d’influence française A, c’est-à-dire dans la Syrie intérieure, l’État arabe, prévu par l’accord Sykes-Picot et en confièrent la direction à l’Emir Fayçal, fils du Roi du Hedjaz Hussein, avec lequel la Grande-Bretagne était liée par certains accords remontant à 1915 et dont les troupes avaient combattu à côté des siennes. L’Emir Fayçal ne tarda pas à adopter une attitude nettement hostile à la France et même à élever des prétentions sur la Syrie tout entière et sur la Palestine.

     En vertu d’un accord franco-britannique, signé le 15 septembre 1919, les troupes anglaises furent relevées par des troupes françaises en Cilicie et dans la Syrie côtière (zone bleue). Cependant, malgré l’attitude conciliante adoptée par le gouvernement français vis-à-vis de l’Emir Fayçal, celui-ci ne se départit pas de ses prétentions et se fit proclamer, par le Congrès syrien de Damas, le 7 mars 1920, Roi de la Syrie indépendante. La Conférence de San Remo ayant attribué le mandat sur la Syrie à la France, l’Emir ne s’inclina point devant cette décision, rejeta le mandat et persévéra dans son attitude antifrançaise. Force fut donc au général Gouraud, Haut-Commissaire français en Syrie et en Cilicie, d’adresser à l’Emir, le 14 juillet, un ultimatum, et, après l’insuccès de celui-ci, de briser la résistance de l’armée chérifienne dans la bataille de Khan Mayssaloun (24 juillet 1920). Ce n’est qu’après cette bataille et la fuite de l’Emir Fayçal que la France put procéder à l’exercice plus ou moins pacifique de son mandat en Syrie.

     Mais les difficultés que le Haut-Commissaire français avait rencontrées en Syrie pendant les années 1919 et 1920 eurent leur répercussion sur la situation en Cilicie, pour le grand malheur de la population arménienne de ce pays, qui avait mis tout son espoir en la présence bienfaisante de la France.

     En Cilicie, comme en Syrie, les troupes anglaises avaient été relevées par les troupes françaises vers la fin de l’année 1919. Mais déjà auparavant, le Haut-Commissariat français en Syrie et en Arménie avait commencé le transport en Cilicie des Arméniens qui avaient survécu aux massacres en 1915 et déportés en Syrie et Mésopotamie. L’afflux de ces réfugiés se précipita au moment de la relève, car les Arméniens considéraient les Français comme leurs protecteurs : le nombre total des Arméniens à la fin de 1919 était évalué en Cilicie à 120.000 sur 400.000 habitants. Ainsi, un foyer arménien renaissait - sous l’égide de la France - sur la terre cilicienne, à la grande colère des nationalistes turcs d’Angora qui ne pouvaient le tolérer et qui conçurent immédiatement le plan pour  le détruire.

   La France, occupée par la mise en œuvre de son mandat en Syrie, n’ayant pu détacher en Cilicie que des forces peu importantes, les Kémalistes ne manquèrent pas de profiter de l’infériorité numérique et du manque de matériel des troupes françaises pour organiser des soulèvements dans tout le pays. A l’issue de la lutte inégale qui se produisit ainsi, et qui se prolongea pendant toute l’année 1920, les petits détachements isolés français durent finalement - après d’héroïques combats - évacuer presque tous leurs points d’appui dans les «Confins militaires» au nord du gouvernement d’Alep et ils ne purent se maintenir que dans la partie de la Cilicie au sud du chemin de fer Mersine-Adana. L’évacuation française avait été suivie de massacres des Arméniens abandonnés sur place par les bandes kémalistes.

     La Conférence de San Remo qui prépara le traité de Sèvres, et distribua les mandats remplaçant les anciennes zones d’influence, réduisit considérablement la part française en Asie telle qu’elle avait été prévue par les accords Sykes-Picot de 1916. D’un côté, la Turquie récupérait la partie de la Cilicie à l’Ouest du fleuve Djihoun avec Adana et Mersine, et une partie des «Confins militaires» avec Marache et Diarbékir. Et, de l’autre, la région de Mossoul détachée de la Syrie était attribuée au mandat anglais. Enfin, sacrifice surtout douloureux pour la France, la Palestine passait également sous le mandat britannique.

 

10.2 La Grande-Bretagne

         La politique de la Grande-Bretagne, pendant la période préparatoire qui aboutit à la signature du traité de Sèvres, visait manifestement à l’expulsion des Turcs de l’Europe et au groupement, sous l’égide britannique, des pays arabes. Mais cette politique subissait cependant l’influence intermittente d’une grave préoccupation : celle de ne pas provoquer, dans le monde de l’Islam, et surtout dans celui de l’Inde, un mouvement dangereux pour l’unité de l’Empire britannique. Les oscillations du gouvernement anglais entre ses visées et cette crainte étaient encore augmentées par le caractère impulsif et versatile de son premier ministre.

     Quelques semaines après l’armistice, le 18 novembre 1918, lord Robert Cecil, sous-secrétaire d’État pour les affaires étrangères, prononça en effet, à la Chambre des communes, un discours montrant les tendances du gouvernement britannique : «Nous ne pouvons pas laisser les mauvaises forces qui ont prédominé à Constantinople continuer à prédominer comme le gouvernement prédominant à Constantinople». Puis, ajouta-t-il : «Le gouvernement turc s’est affirmé absolument incapable de gouverner les races sujettes ; ses jours touchent à leur fin, et il est à espérer qu’on ne tolérera plus leur renouvellement. Le but du gouvernement anglais est la libération de tous les peuples assujettis : Arméniens, Kurdes, Arabes, Grecs, Juifs ».

     La Grande-Bretagne concevait ainsi le plan d’éloigner les Turcs de l’Europe et par suite de déplacer le siège du Califat. Mais un semblable plan provoqua vers la fin de 1919 une grande agitation parmi les 70 millions de Musulmans de l’Inde anglaise. L’élément hindou, obéissant au célèbre chef nationaliste Gandhi, l’apôtre de l’autonomie indienne, qui prêchait la non-coopération avec le gouvernement britannique, donna à ce mouvement musulman tout son appui. Et le 23 novembre 1919, une Conférence pan-indienne du Califat, qui se réunit à Delhi, vota des résolutions réclamant une paix avec la Turquie conforme aux vœux des Musulmans et menaçant le gouvernement d’un boycottage des produits anglais et d’une cessation de toute coopération des éléments musulmans. Une Délégation des Indes pour la défense du Califat fut enfin chargée d’exposer au gouvernement anglais ses revendications qui se résumaient comme suit : restauration intégrale de l’Empire ottoman d’avant-guerre, sauf à accorder des autonomies aux minorités ; absence de tout contrôle non-musulman sur les parties arabes de l’Empire ; maintien au Calife du caractère de «serviteur» des villes saintes. Comme on le voit, le mouvement était surtout politique. Les Indiens prétendaient cependant se placer sur un terrain purement religieux, le Prophète ayant légué aux Musulmans le soin de garder intact son héritage.

     Dans ces condions, l’opinion publique anglaise s’émut, et de divers côtés des Mémoires furent envoyés au gouvernement. Un double courant se manifesta. Une partie de l’opinion préconisa la conservation à la Turquie de Constantinople, de Smyrne et de la Thrace, pays auxquels elle attribuait une population prédominante turque, mais reconnut la nécessité de libérer les Arméniens et les Arabes du joug ottoman. Une autre, ne se souciant guère de voir la politique anglaise prendre ses inspirations aux Indes, réclama l’entière expulsion des Turcs de l’Europe. L’émotion publique finit par induire le gouvernement anglais à se ranger du côté de ses alliés français et italiens sur la question du maintien — conditionnel — des Turcs à Constantinople. Le 15 février 1920, le Conseil suprême décida de laisser à Constantinople le Calife et le gouvernement turc. Et bientôt après, l’amiral de Robeck, Haut-Commissaire britannique à Constantinople, annonça publiquement le fait, en prévenant toutefois le gouvernement turc que le traité serait modifié au cas où les persécutions des Arméniens continueraient. Le vice-Roi des Indes reçut également l’ordre de porter cette décision à la connaissance des Indes.

     En défendant, le 26 février 1920, sa politique devant la Chambre des communes, M. Lloyd George affirma que l’Angleterre ne faiblirait point dans la poursuite de ses buts de guerre légitimes : à savoir la liberté des Détroits et la délivrance de toutes les races non-turques du joug ottoman.

     Le 19 mars 1920, M. Lloyd George reçut la Délégation des Musulmans de l’Inde présidée par Mohammed Ali, et opposa un refus énergique à ses prétentions. Il exposa que la Turquie devait être punie parce qu’elle avait massacré les Arméniens et essayé de poignarder les Alliés pendant qu’ils étaient engagés dans une lutte à mort. «Je ne comprends pas…», dit-il, «…que M. Mohammed Ali réclame de l’indulgence pour la Turquie. Il réclame justice, elle aura justice. L’Autriche a eu justice, l’Allemagne a eu justice ; pourquoi la Turquie échapperait-elle ?… Y a-t-il une raison pour que nous appliquions à la Turquie une autre mesure que celle que nous avons toujours appliquée à l’Allemagne et à l’Autriche ? Je désire que les Mahométans de l’Inde se mettent bien dans la tête que nous ne traitons pas la Turquie sévèrement parce qu’elle est musulmane ; nous lui appliquons exactement le même principe qu’à l’Autriche, qui est une grande nation chrétienne».

     La Délégation des Indes n’en continua pas moins sa propagande en Angleterre et en France et expédia au Sultan un télégramme le suppliant de rester inébranlable dans la défense du Califat, en l’assurant que l’Islam tout entier se tenait à ses côtés.

     Les nationalistes musulmans indiens ne réussirent cependant pas à impliquer les masses dans un conflit immédiat avec le gouvernement britannique. La publication des conditions de paix avec la Turquie, après la Conférence de San Remo, ne provoqua pas la «non-coopération» avec le gouvernement qu’avait préconisée M. Gandhi. L’Angleterre était donc, du moins pour le moment, affranchie de la préoccupation principale qui avait quelque peu entravé sa politique envers l’Empire ottoman vaincu.

 

10.3 L’Italie

         L’Italie, considérée par les Alliés comme déchue des droits sur Smyrne à la suite de la non-adhésion de la Russie au traité de Saint-Jean de Maurienne, s’était assuré des compensations de fait en procédant à une occupation dans la région d’Adalia, compensations qui lui avaient d’ailleurs été tout d’abord disputées avec assez de mauvaise grâce par les Alliés, mais qui furent ensuite reconnues et consolidées par l’accord Tittoni-Vénizelos. Le gouvernement italien, soutenu par l’opinion publique italienne, se montra, en général, hostile à un démembrement de la Turquie et favorable au maintien du Sultan à Constantinople, tout en se déclarant soucieux de participer à l’exploitation économique de l’Empire Ottoman défunt.

     En février 1920, M. Nitti [19] plaida devant la Conférence siégeant à Londres en faveur de la conclusion d’un traité de paix qui fût pratiquement conçu et exécuté compte des aspirations des nationalistes Turcs ! Et le ministre déclara, le 30 mars, devant la Chambre italienne, que l’Italie n’avait pas l’intention de faire des acquisitions territoriales en Turquie, acquisitions qui seraient une charge insupportable et la raison de haines profondes et de futures guerres. Toutefois, continuait M. Nitti, l’Italie ne saurait se désintéresser des immenses matières premières se trouvant en Asie Mineure et elle coopérerait avec les Puissances alliées pour leur mise en valeur. En conformité avec ces déclarations, la Conférence de San Remo assura à l’Italie deux zones d’influence économique, l’une dans l’Anatolie méridionale, l’autre dans le bassin houiller d’Héraclée. Cela n’empêcha pas l’honorable M. Nitti de faire des réserves expresses sur l’exécutabilité du traité.

     À Spa, en juillet 1920, le Comte Sforza s’employa très activement à obtenir de meilleures conditions de paix pour la Turquie, et le 22 juillet, à peine de retour à Rome, le ministre italien dénonça l’accord Tittoni-Vénizelos du 29.07.1919, qui avait scellé l’appui mutuel de l’Italie et de la Grèce pour défendre leurs revendications en Asie Mineure. Il motiva cette dénonciation notamment par les décisions des Alliés au sujet de l’Asie-Mineure qui obligeaient l’Italie à modifier sa politique.

     Lors d’un discours à la Chambre italienne le 9 août 1920 le Comte Sforza a dit : «Aujourd’hui, l’Orient musulman veut vivre, veut progresser, veut compter, lui aussi, dans la société de demain. Aux Turcs de l’Anatolie qui ont une histoire militaire glorieuse, nous avons voulu offrir une cordiale et loyale collaboration économique et morale, laissant entière la liberté et la souveraineté de la Turquie. Le système choisi par nous répond à nos plus hauts principes moraux. Mais je crois aussi qu’à la longue il correspondra à nos meilleurs intérêts matériels»…

     Ce discours surprenant du ministre des affaires étrangères italien est une preuve manifeste du fait que l’Italie, qui pourtant signa le traité de Sèvres le 10 août 1920, le fit à contrecœur.

 

11. Le Traité de Sèvres

11.1 Le contenu

         Fin 1918, les troupes alliées occupent Constantinople, la capitale de l’Empire, ainsi que de nombreux territoires ottomans : les forces britanniques contrôlent la Mésopotamie et une bonne partie de la Syrie, la France occupe la Cilicie, les Italiens le sud-ouest de l’Anatolie et l’armée grecque se déploie en Thrace orientale et à Smyrne. L’avenir de la région est dorénavant largement entre les mains des puissances occidentales. Après plusieurs rencontres et conférences, les Alliés finissent par s’entendre sur les conditions de paix avec l’Empire lors de la conférence de San Remo, en Italie, en avril 1920. Un traité de paix est signé le 10 août 1920 à Sèvres, dans les Hauts-de-Seine, en France, par le Sultan Mehmet VI (1861-1926), dernier sultan ottoman, qui choisit de coopérer avec les Alliés. L’Entente, victorieuse, impose alors ses conditions et achève le démembrement de l’Empire qui perd les quatre cinquièmes de son territoire.

     Les conditions du traité sont pourtant humiliantes pour un des plus grands empires de l’histoire moderne. Si les Ottomans conservent Constantinople et le nord de l’Anatolie, leur souveraineté est dorénavant fortement limitée.

     Tout d’abord, des sphères d’influence française et italienne sont établies. La France jouira donc d’un contrôle financier et administratif en Cilicie et l’Italie dans la région d’Adalia (Antalya), dans le sud-ouest de la Turquie. Comme convenu à San Remo, les provinces arabes de l’Empire sont placées sous tutelle britannique en Palestine et en Irak, ou française en Syrie. La Grèce obtient, pour sa part, la Thrace orientale et la région de Smyrne. Cette dernière région fait cependant l’objet d’une clause particulière : elle est placée pendant cinq ans sous administration grecque et sous souveraineté ottomane. Au terme de cette période, les populations, grecques et turques, devront choisir, par référendum, leur pays de rattachement.

     Par ailleurs, les Arméniens revendiquent une grande Arménie allant de la mer Noire à la mer Méditerranée et du Caucase à la Cilicie. Le traité de Sèvres prévoit finalement la formation d’un Etat indépendant plus restreint, comprenant les terres arméniennes russes et le Nord-est de l’Anatolie. Le principe d’un Kurdistan indépendant est également retenu par les Alliés. La délimitation de son territoire pose cependant de nombreux problèmes. Les Alliés s’entendent finalement sur la constitution d’un territoire autonome, compris dans la zone ottomane, au sud-ouest de l’Anatolie, comprenant environs 20 % des régions peuplées par les Kurdes. Son indépendance devra être considérée ultérieurement par la Société des Nations.

     En outre, les détroits du Bosphore et des Dardanelles doivent être démilitarisés, neutralisés et gérés par une Commission internationale des détroits où sont représentés la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, le Japon, la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie et la Turquie. Leurs accès seront entièrement libres en cas de guerre comme en cas de paix et sont contrôlés.

     Enfin, les capitulations sont rétablies et même élargis à tous les vainqueurs. Les finances et l’administration turques sont placées sous contrôle anglo-franco-italien. Les droits des minorités sont protégés. La Turquie est aussi sommée de livrer sa flotte, de réduire son armée à 15.000 hommes et 35.000 gendarmes. Le traité de Sèvres est donc d’une grande sévérité et limite fortement la souveraineté turque.

 

11.2 Note de Georges Clémenceau au sujet de la Turquie

      Le défi d'avoir à considérer, avant de disposer du sort de l'Empire ottoman, l'ensemble de son histoire a été relevé par la Conférence de la Paix. Dans une Note datée du 25 juin 1919, M. Georges Clémenceau, Président du Conseil des principales Puissances alliées et associées, a d'une manière remarquable réfuté en ces termes les thèses turques :

«Le Conseil est bien disposé envers le peuple turc, dont il admire les excellentes qualités. Mais il ne peut compter au nombre de ces qualités l'aptitude de gouverner des races étrangères. L'expérience a été trop souvent et trop longtemps répétée pour qu'on ait le moindre doute quant au résultat. L'histoire nous rapporte de nombreux succès turcs et aussi de nombreux revers turcs: nations conquises et nations affranchies... Cependant, dans tous ces changements, on ne trouve pas un seul cas, en Europe, en Asie, ni en Afrique, où l'établissement de la domination turque sur un pays n'ait pas été suivie d'une diminution de sa prospérité matérielle et d'un abaissement de son niveau de culture; et il n'existe pas non plus de cas où le retrait de la domination turque n'ait pas été suivi d'un accroissement de prospérité matérielle et d'une élévation de niveau de culture. Que ce soit parmi les Chrétiens d'Europe ou parmi les Mahométans de Syrie, d'Arabie et d'Afrique, le Turc n'a fait qu'apporter la destruction partout où il a vaincu; jamais il ne s'est montré capable de développer dans la paix ce qu'il avait gagné par la guerre. Ce n'est pas dans ce sens que ses talents s'exercent.

La conclusion évidente de ces faits semblerait être la suivante: la Turquie ayant, sans la moindre excuse et sans provocation, attaqué de propos délibéré les Puissances de l'Entente et, ayant été battue, elle a fait retomber sur ses vainqueurs la lourde tâche de régler la destinée des populations variées qui composent son Empire hétérogène. Ce devoir, le Conseil des principales Puissances alliées et associées désire l'accomplir autant du moins qu'il concorde avec les vœux et les intérêts permanents des populations elles-mêmes...».

     En réponse à l'argument turc tendant à prouver que l'Empire ottoman devrait être maintenu intact par respect pour le sentiment religieux des Musulmans du monde entier, le Conseil des Puissances relève que la Grande Guerre «dans laquelle l'Allemagne protestante, l'Autriche catholique, la Bulgarie orthodoxe et la Turquie musulmane se sont liguées pour piller leurs voisins» n'a eu aucune portée religieuse. Et la Note poursuit: «Si l'on répond que la diminution des territoires d'un Etat musulman historique doit porter atteinte à la cause musulmane dans tous les pays, nous nous permettons de faire remarquer qu'à notre avis c'est une erreur. Pour tous les Musulmans qui pensent, l'histoire moderne du gouvernement qui occupe le trône à Constantinople ne saurait être une source de joie ou de fierté».

     En terminant, le Conseil des Puissances condense ainsi son opinion sur l'inaptitude du Turc à gouverner d'autres peuples et sur l'opportunité de le placer«dans un cadre plus conforme à son génie»:

«Pour des raisons que nous avons déjà données, le Turc s'y est essayé à une entreprise pour laquelle il avait peu d'aptitude, et dans laquelle il a, par suite, obtenu peu de succès, Qu'on le mette à l'œuvre dans des circonstances plus favorables; qu'on laisse son énergie se déployer principalement dans un cadre plus conforme à son génie. Dans de nouvelles conditions moins compliquées et moins difficiles, après avoir rompu, et peut-être oublié, une tradition mauvaise de corruption et d'intrigue, pourquoi ne pourrait-il ajouter à l'éclat de son pays, et indirectement de sa religion, témoignant de qualités autres que le courage et la discipline dont il a toujours donné des preuves si manifestes».

En pleine conformité avec ces déclarations et avec le sens précis de l'article 22 du Pacte de la Société des Nations, les Puissances alliées et associées ont imposé à la Turquie le traité de Sèvres du 10 août 1920, qui se présente comme la consécration ou l'extension des limitations de la souveraineté imposées depuis longtemps à l'Empire ottoman au nom du droit international ou au nom du droit humain. [20]

 

11.3 Le Traité de Sèvres mort à sa naissance

      Si le sultan se résigne, après deux mois de discussion, à signer le traité de Sèvres, il est considéré comme inadmissible par les nationalistes, dirigés par Mustafa Kemal. Considéré comme héros depuis l’opération ratée des alliés à Gallipoli, il mène, à partir de l’Anatolie, une lutte acharnée contre le gouvernement de Constantinople et contre les puissances occupantes depuis juin 1919. La sévérité des clauses du traité de Sèvres l’aide alors à rallier une bonne partie de la population au mouvement. La Turquie en alors en pleine guerre civile et en pleine guerre contre la Grèce qui ayant combattu à côté des alliés vise à récupérer des anciens territoires de l’Empire byzantin, tels que la Thrace orientale en Europe et l’Ionie en Asie mineure.

     Les Alliés  ont négligé l’importance du mouvement national turc. En même temps, l’opinion publique en Europe est hostile à la continuation de la guerre au Moyen-Orient. Faute de pouvoir y engager des forces suffisantes, les Alliés s’aperçoivent très vite de leur incapacité à faire appliquer le traité de Sèvres qui ne sera finalement jamais ratifié. Dès l’automne 1920 et au fur et à mesure des victoires turques, certaines puissances appellent à une révision du traité. Une conférence se tient à Londres en février 1921 dans ce but, sans grands résultats. Les Alliés abandonneront la Grèce qui continuera à se battre seule contre les Turcs et sera défaite en septembre 1922. Le traité de Sèvres sera finalement remplacé, le 24 juillet 1923, par le traité de paix de Lausanne qui marque définitivement la naissance de la République de Turquie indépendante s’étendant de la Thrace orientale à l’Asie-Mineure.

     Finalement, grâce à la ténacité des Turcs et la couardise des Alliés, la Turquie s’en sortira indemne, voire renforcée, de la péripétie de sa participation à la 1ère Guerre mondiale, à côté des Empires centraux. Mais, les conséquences seront catastrophiques pour les populations non-turques de l’Asie-Mineure et aussi pour l’avenir tant du Moyen-Orient que de celui de l’Europe.

 

12La débâcle française en Cilicie

       Amplement méconnue, la Campagne de Cilicie est pourtant une des pages sombres de l’histoire de l’armée Française.

     La plaine de Cilicie s’étend de Mersine à Osmanié. C’est un pays fertile, arrosé par deux fleuves, le Seihoun et le Djihoun, bordé au nord par la haute chaîne du Taurus que creusent des vallées profondes, passage vers le plateau arménien, à l’Est par l’Amanus, moins élevé, limite septentrionale de la Syrie. La voie ferrée du Berlin-Bagdad traverse cette plaine, cordon ombilical assurant le transport et le ravitaillement des troupes. Le contrôle du système des tunnels encore inachevés du Taurus et de l’Amanus avait été, à la fin de la Première Guerre mondiale, un défi stratégique essentiel.

     Les vainqueurs de la Grande Guerre estiment qu'il faut ramener la Turquie dans ses frontières historiques et que la Cilicie n'en fait pas partie. Située au Sud de l'Asie-Mineure, aux frontières de la Turquie, l'Irak et la Syrie, la Cilicie (en grec Κιλικία) constituait au Moyen-Age le Royaume de la Petite Arménie. Cette région au Moyen Age appartenait à l’Empire Byzantin el s'appelait la petite Arménie. Des personnalités importantes de l’Empire sont issues de cette région, telles que Léon V dit l'Arménien (en grec : Λέων Ε΄ ὁ Ἀρμένιος) qui fut empereur byzantin de 813 à 820. Militaire de carrière, il se distingue aux combats contre les Arabes et les Bulgares.

     En vertu des accords Sykes-Picot, les Français prennent le contrôle du Liban et de la Syrie, mais ils veulent également étendre leur influence jusqu'aux montagnes du Taurus en Cilicie. Leur intérêt pour cette région, bien que manifesté depuis la campagne de Napoléon en Égypte et en Syrie de 1798 à 1800, s’était accru depuis l’acquisition en 1909 par des capitalistes français de l’immense ferme de Mercimek (Mercimek Çiftliği), de 1.100 km2, soit la taille de la Martinique, appartenant au Sultan Abdülhamid II, en remboursement d’une partie des dettes de l’Empire ottoman. Elle correspondait plus ou moins à une bande de terre partant des ports de Yumurtalık et Karataş et allant jusque dans les environs de Kozan et İmamoğlu.

     Georges-Picot avait en effet été nommé «haut-commissaire de France en Syrie et en Arménie» et le Colonel Brémond «administrateur en chef en Arménie et en Cilicie». La légion arménienne représentait l’essentiel des troupes françaises et 120.000 arméniens rescapés des massacres de 1915 étaient revenus en Cilicie et notamment à Marache, Zeytoun, Aïntab et Hadjine. Pour des raisons de sécurité, même les Arméniens originaires d'autres régions devaient provisoirement être installés en Cilicie, en principe sous protection française. Comme l'explique l’historienVahé Tachjian, la France avait au moment de l'armistice, un «projet impérialiste» : la création d'une zone d'influence, sinon d'une colonie, qui lui procurerait de vastes ressources agricoles, notamment en coton. Une forte population arménienne en Cilicie «protégée» par la France devait en être l'instrument.

     La Légion d'Orient, créée en 1916 avec les combattants arméniens du Musa Dag, devenue au début de 1919 la Légion arménienne, sous commandement et drapeau français, devait appuyer cette politique [21]. La Légion d'Orient, après avoir tenu garnison à Beyrouth, est envoyée en Cilicie. Les Arméniens commencent alors à regagner leurs foyers. En quelques mois, de Mersine à Adana, les soldats arméniens de la Légion d'Orient se déploient dans toute la région. C'est alors que les autorités françaises donnent à cette dernière, le 11 février 1919, le nom de Légion arménienne, avec pour chef le colonel Flye Sainte-Marie. Avec la Légion arménienne en terre d'Arménie, les survivants des déportations reprennent espoir.

     Le 17 novembre 1918,avec une force d’environ 15.000 hommes, principalement des volontaires arméniens de la Légion d’Orient  encadrés par 150 officiers français débarquent à Mersine [22], et s'emparent de Tarse [23] (ancienne capitale de la Cilicie) le 19 novembre. Avant la fin 1918, la France contrôle également les trois provinces d'Aïntab, Marache et Ourfa (l’ancienne Edesse).

     La date officielle du contrôle politique de la Cilicie date avec le débarquement du colonel Brémond à Mersine est le 30 janvier 1919. Il prend ses fonctions à Adana ou il établit sa résidence le 1er février 1919.Les gouverneurs de Cilicie nommés par la France dans la zone française d’occupation au sud furent, du 1er janvier 1919 au 4 septembre 1920, le colonel Édouard Brémond, et de septembre 1920 au 23 décembre 1921, le général Julien Dufieux.

     En 1919, le Colonel de Piépape relevait le Colonel Romieu à la tête des troupes françaises en Cilicie, mais ces troupes restent les mêmes; peu près le général Hamelin remplace le Colonel de Piépape. La Grande-Bretagne signa avec la France un accord selon lequel les troupes britanniques évacueraient pour le 15 septembre 1919 la zone située sur le nord la frontière – provisoire– entre la Syrie et la Palestine.

     Pour relever les troupes anglaises, la France créa en octobre 1919, l’armée française du Levant. Ce sont des soldats de la classe 18 (nés en 1898) qui partent de métropole, d'Afrique Noire ou du Maghreb. Georges Picot et le général Hamelin furent rappelés, les pouvoirs civil et militaire furent remis au général Gouraud qui cumulait les fonctions de «haut-commissaire de la France en Syrie et en Cilicie» et de Commandant en chef de l’armée du Levant.

     En novembre 1919, quand la relève s'est effectuée, les Anglais disposaient de 34 bataillons d'infanterie, 15 régiments et demi de cavalerie, 13 batteries d'artillerie et 5 bataillons et demi du génie ; le détachement français du Levant ne comprenait au même moment que 13 bataillons d'infanterie, 3 régiments de cavalerie, 4 batteries d'artillerie, et encore faut-il déduire des forces d'infanterie, 1 faible bataillon non confirmé de légion syrienne, et 3 de légion arménienne, formés au cours de la campagne

     La 156ème division d’infanterie arrivait en Cilicie à la fin de 1919 [24]. Le général Dufieux qui la commandait décidait d’étendre le territoire contrôlé par ses troupes aux montagnes qui longent l’Amanus du nord au sud, de Marache à Katma, ainsi qu’au ruban de dunes qui va de Katma à l’Euphrate plus à l’Est. Le général Quérette qui commandait ces «territoires de l’est » reçut des moyens très insuffisants pour remplir cette tâche. Comme cette zone sensible était le point de jonction entre les Turcs commandés par Mustafa Kemal et les Chérifiens de Faysal elle devint la première cible des nationalistes turcs.

     Dans un premier temps face aux Français, pas d’armée turque, seulement des démobilisés ou des déserteurs turcs, des mouhadjir (les déplacés venus des Balkans ou du Caucase) et des bandes de «tchétés», mi- paysans mi- brigands. Pour la réalisation des décisions des Congrès d'Erzeroum et de Sivas et pour animer en même temps les masses populaires, Mustafa Kemal a besoin d’une victoire militaire quelconque et à cette période-là cela n'était possible qu'en Cilicie, où les forces françaises ayant remplacé les troupes anglaises étaient relativement plus faibles. Il envoie donc des officiers turcs pour organiser la guérilla contre les Français.

     La stratégie de Mustafa Kemal est de concentrer ses efforts sur le front principal contre l’ennemi héréditaire, la Grèce. L’armée grecque est nombreuse, bien équipée, disciplinée et motivée par le désir de libérer des terres ancestrales du joug ottoman. Comparés aux Grecs, les Français étaient une menace militaire de second ordre. Mais si les Français cédaient, il était sûr que la partie grecque céderait aussi. Son calcul fut juste, il fut même aidé à le réaliser par des politiciens, diplomates et militaires français (Franklin-Bouillon, Mougin, Sarrou…), épris d’une effarante turcomanie orchestrée par un Pierre Loti ou un Claude Farrère, qui prendra fait et cause pour les kémalistes. Ils ont tous trahi leur pays en plaçant les intérêts de la Turquie au-dessus de ceux de la France et de ses alliés !

     L’œuvre de félonie a commencé très tôt. Dès septembre 1919, Georges-Picot était entré en contact secret avec les dirigeants nationalistes turcs et en décembre il rencontrait Mustafa Kemal à Sépastia, à l’insu des Anglais, en lui laissant entendre que la France pourrait évacuer la Cilicie. Ainsi Mustafa Kemal était bien au courant du fait que les milieux influents français étaient favorablement disposés envers la Turquie et ils étaient particulièrement intéressés aux affaires turques. Dans le cas d'un certain succès militaire, il serait possible d'entrer en pourparlers séparément avec la France en creusant d'avantage par ce moyen les contradictions anglo-françaises.

     Les Turcs coopéraient déjà avec les tribus arabes de la région, et les musulmans locaux s’opposèrent farouchement aux Français, d’autant plus que ces derniers choisirent de ne pas engager des forces suffisantes métropolitaines pour contrôler un territoire aussi vaste que celui de Cilicie, mais de s’appuyer sur des milices arméniennes.

     Encouragé par l’attitude des politiciens français, dès novembre 1919, Mustafa Kemal lance une proclamation aux «Comités de défense, d’Aïntab, de Mersine, et du Djebel-Berert» pour dénoncer l’occupation d’Aïntab et de Marache comme contraire aux conditions de l’Armistice de Moudros. La région est en ébullition parcourue par des bandes d’irréguliers Kurdes et Arabes.

     Le 1er novembre 1919, deux jours après la prise par les Français de Marache, l’incident de Sütçü Imam - nommé ainsi d'après le défenseur de trois femmes voilées turques harcelées dans la rue par des auxiliaires de la Légion arménienne - fut l’élément déclencheur des tensions dans la ville. Sütçü Imam tira sur un des agresseurs et fut contraint de se cacher. L’incident déclencha une série d’événements qui amena la majorité turque de Marache à se dresser contre les forces d’occupation, et dont le point culminant se traduisit par une guérilla urbaine à grande échelle deux mois après l’incident.

     En décembre 1919, Mustafa Kemal envoie ses troupes à Marache, la ville comte 40.000 Kurdes et Turcs et 20.000 Arméniens.L’irruption, le 27 décembre, de cavaliers kurdes dans la citadelle venus y dresser le drapeau turc, sera suivie, le 20 janvier (1920), par l’insurrection de Turcs et Kurdes forcenés faisant la chasse aux «giaours» (infidèles) et égorgeant des soldats français. Pendant 21 jours, Marache sera un enfer. 50 soldats et 2.000 chrétiens, brûlèrent vivants dans l’église arménienne de la Sainte-Vierge où ils étaient réfugiés. Le Général Quérette est assiégé dans la ville. Le général Dufieux envoie la colonne Normand pour le dégager, elle arrive le 10 février, mais Normand apporte à Quérette l’ordre d’évacuer Marache, alors que les Turcs sont prêts à céder. Dans la nuit du 10 au 11 février 1920, sans prévenir les Arméniens, les troupes françaises évacuent la ville. 3.200 fugitifs parvinrent à rejoindre la colonne, dont le tiers allait périr de froid à cause du froid et d’une tempête de neige. Les autres Arméniens abandonnés à Marache seront massacrés par les Turcs à la hache. Les Français compteront 1.200 soldats blessés, malades ou même amputés. Les Jeunes-Turcs triomphent. Les troupes kémalistes en profitent pour massacrer plusieurs milliers d’Arméniens à Zeitoun et à Formouze. Postérieurement, pour se laver les mains, le général Dufieux affirma que «la France n’a jamais pris l’engagement d’assurer la défense des Arméniens en Cilicie» !

     En abandonnent Marache, les Français et reportent leur ligne de défense au niveau de Sis (Kozan), entre Hadjine et Adana. La «victoire» de Marache galvanise les Kémalistes. Ourfa, assiégée en février, capitule le 8 avril ; la garnison française négocie sa retraite, mais tombe dans une embuscade ; environ 300 Français seront massacrés, dont 12 officiers. Les têtes de ces derniers furent embrochées sur des piques et promenées dans les rues d'Ourfa. Suite à cet acte sauvage, Mustafa Kemal ait pu dire : "Les Turcs ont déjà pris un bras au général Gouraud, ils lui prendront aussi la tête".

     A l'est, dans les monts du Taurus le fort d’Hadjin est assiégé en mars, il résistera pendant sept mois. Le 16 octobre 1920, les Turcs prennent d'assaut la ville. Les Français sont obligés de battre en retraite et ses habitants tous arméniens sont massacrés. Sis est assiégée le 26 mars 1920. Le 19 avril commence le siège de Bozanti, la ville commande les Portes de la Cilicie et l’accès au tunnel du Taurus. La garnison française capitule le 28 mai 1920 el fait grossir la liste des soldats français faits prisonniers des Turcs.

     Sur le flanc oriental de l’Amanus, la situation est plus délicate. En avril 1920, la ville d’Aïntab s’est révoltée et la garnison française est assiégée. A la fin mai 1920, alors que les Arméniens résistent à Sis et les français à Aïntab, le général Gouraud donne l’ordre d’évacuer ces deux villes. Il a déjà envoyé son conseiller politique, Robert de Caix, à Angora pour négocier avec Mustafa Kemal. Celui-ci fait une offre de paix si les Français s’engagent à ne pas essayer de reconquérir ce qu’ils ont perdu. On se contente d’un armistice de vingt jours à dater du 1er juin, sur les conseils de Gouraud. L’accord prévoit l’évacuation de Sis et la remise d’Aïntab aux Turcs, à l’exception du quartier arménien et du camp français.

    Les Turcs ne respecteront pas l’accord. En Juillet 1920, les kémalistes assiègent à nouveau Adana et bloquent les communications. Le 29 juillet 1920, ils attaquent le camp français qui est en dehors des murs, à l’ouest de la ville. La colonne Andréa est envoyée en renfort. Aïntab est investie et les 10.000 arméniens retranchés dans le quartier arménien de la ville apportent leur appui au Colonel Andréa. La ville est assiégée par le Colonel Euz Demir, «homme de fer», de son vrai nom Chefik Ali. En novembre 1920, le général de Lamothe, qui commande la 2ème division de l’armée du Levant envoie la colonne Goubeau en appui aux assiégés. Les Français disposent de 12.000 hommes. Les Arméniens dirigés par Adour Lévonian, ont valeureusement lutté aux cotés des Français et organisé le quartier arménien en ligne de front. Les Turcs capitulent le 8 février 1921. C’est le colonel Andréa qui reçoit la reddition. Les Turcs abandonnent le combat parce qu’au même moment les Grecs, alliés aux Anglais ont débarqué au sud de Constantinople et s’enfoncent dans le territoire turc !

      Le 4 septembre 1920, le Colonel Brémond est démis de ses fonctions de "Chef du Contrôle Administratif de Cilicie".  La raison est qu’à force de se heurter à des manques de moyens, le Colonel Brémond perd confiance en sa hiérarchie, et en la France, et il le dit. Dès lors, il est lâché par ses amis les plus influents. Il sera remplacé par le général Dufieux. [25]

     Le 11 décembre 1920, parlant devant le Comité de l’Asie française, le général Gouraud reconnaissait qu’en Cilicie la situation des Français était extrêmement préoccupante face à une intense guérilla fomentée par le Mustafa Kemal.

«Lorsque l’insurrection a éclaté…», dit le général Gouraud, «…les bataillons existants avaient été renforcés de quelques autres bataillons, mais ils étaient loin de composer les effectifs suffisants pour maintenir dans le calme un pays aussi vaste ; et alors, en attendant que le gouvernement, mieux éclairé sur le poids de la charge qui pesait sur l’armée du Levant, ait pu lui donner les renforts nécessaires, je suis resté en Cilicie avec quatre bataillons. Il a donc été long de faire venir des renforts et, en attendant la période où ils ont pu arriver en Orient, les deux divisions ont eu une tâche écrasante. Elle a été illustrée par la chute de Marache, que nos troupes ont évacué le 11 février, retraite atroce par une tempête de neige épouvantable, qui a mis en lumière la vigueur des troupes, leur endurance, la générosité de nos officiers, puisque plusieurs parmi ceux-ci ont été signalés ayant transporté sur leur dos dans la neige des femmes et des enfants.

Au mois d’avril, c’est le poste d’Ourfa qui a succombé à son tour parce qu’il n’y avait pas de colonne permettant d’aller le secourir et le dégager. En mai, le poste de Bozanti, dans le Taurus, succombait pour les mêmes raisons ; il n’a pu être formé qu’une colonne de quatre bataillons, chiffre insuffisant dans la montagne, et le poste a succombé. Ce n’est qu’après le mois d’août que l’arrivée des renforts nous a permis, non pas d’infliger à Moustapha Kemal un échec, loin de là, mais, enfin, de tenir le coup, c’est-à-dire que, depuis le mois de septembre, les combats contre les Kémalistes se sont tous terminés en notre faveur, et ces combats se sont réglés par des pertes de quatre ou cinq tués, pertes que l’on peut qualifier de raisonnables.

En Cilicie, la pacification est loin d’être complète ; mais la présence d’une colonne mobile d’une dizaine de bataillons a complètement changé la face du problème et, partout où cette division se montre, ou les troupes de Kemal se retirent, ou elles sont complètement battues. Malheureusement, comme elles ont l’Anatolie derrière elles, elles se retirent beaucoup plus souvent qu’elles ne combattent. Vous comprendrez certainement, Messieurs, la situation que je viens d’essayer de vous décrire de deux divisions françaises attaquées jusqu’au mois de juillet en Syrie, supportant de lourdes pertes dans une lutte extrêmement pénible et enfin perdant trois postes. Il ne faut pas vous en prendre à ces troupes ; elles étaient aussi vaillantes, aussi bien préparées, que celles qui ont fait la Grande Guerre. Elles étaient bien commandées. Mais vous comprendrez aisément que quand un poste est cerné par 6.000 Turcs et qu’il n’y a pas, derrière lui, un effectif suffisant pour le dégager, fatalement il finit par succomber». [26]

     Aussi, le 10 mars, un nouveau cessez-le-feu est-il signé avec les Français ce qui est un véritable coup de théâtre : les Anglais s’estiment trahis et très vite les Grecs contre qui Mustapha Kemal a réuni toutes ses forces, reculent. Ainsi la victoire d’Aïntab ne sert à rien, les sacrifices non plus d’ailleurs. Entretemps, les politiciens occidentaux avaient cédé devant les exigences turques. Le 11 mars 1921, la ville d’Aïntab est rendue aux Turcs.

 

13. La conférence de Londres (21 février - 12 mars 1921)

      La conférence de Londres s’est réunie le 21 février 1921 pour s’occuper des affaires allemandes et du problème oriental. Durant cette Conférence, les représentants des gouvernements anglais, français, italien et japonais entendirent à plusieurs reprises les Délégations de la Grèce et de la Turquie, ainsi que celle des Arméniens.

     Précisons dès le départ qu’une erreur politique colossale fut commise  par les Puissances qui décident de se démêler du conflit gréco-turc qu’ils qualifient désormais comme un différend concernant uniquement ces deux belligérants. Ils oublient que la Grèce fut pourtant pays allié ayant engagé des forces considérables en Europe et en Asie-Mineure avec l’accord explicite du Conseil suprême. En les mettant sur le même pied d’égalité que les délégués de la Turquie - pays ennemi vaincu avec la contribution non négligeable de l’armée grecque - les Puissances manquent aux promesses faites à Venizélos et enterrent définitivement la «Grande Idée» (la Grèce de deux continents et de cinq mers).

     Exploitant avec habileté l’état d’âme des puissances, anxieuses d’aboutir, le plus tôt possible, à la paix générale, et forte des succès militaires turcs sur les Français et les Grecs, la Délégation d’Angora,  commandée par Békir Sami Bey présenta à la séance du 24 février un document reflétant toutes les revendications du Pacte national.

     La Turquie réclama en Europe les frontières de 1913, donc la restitution de toute la Thrace orientale. Aux termes du même document, elle demanda que la frontière méridionale de l’Asie Mineure fût déterminée par la ligne qui sépare celle-ci des contrées habitées par une majorité arabe, ligne qui devrait être délimitée d’un commun accord entre la Turquie et les parties intéressées : la Cilicie et les localités habitées par les Turcs, situées au Nord de cette ligne, ainsi que Smyrne et tous les territoires occupés par les Grecs, seraient par conséquent évacués ; quant à la frontière orientale de la Turquie d’Asie, elle devait suivre la ligne frontière turco-persane, puis celle fixée par le traité entre les gouvernements d’Angora et Erivan. La Turquie prétendit en outre au maintien de sa souveraineté pleine et entière sur les territoires ainsi délimités. Elle insista spécialement sur le respect de cette souveraineté dans le règlement futur de la question des Détroits, tout en acceptant la démilitarisation de ceux-ci et l’institution d’une Commission internationale de surveillance. Elle invoqua encore cette même souveraineté en matière judiciaire pour l’élaboration prévue d’un projet de réforme judiciaire par une Commission composée de juristes étrangers et ottomans. Enfin elle demanda une indépendance complète financière et économique et elle ne consentit à une protection des minorités de race, de religion et de langue que suivant les mêmes règles que celles stipulées par les traités de Saint-Germain, de Neuilly et de Trianon.

     La Délégation turque appuya ses revendications territoriales en ce qui concerne Smyrne et la Thrace par des statistiques qui furent contestées par la Délégation grecque. En présence de ces divergences d’opinion, les Puissances proposèrent, le 25 février, aux belligérants de soumettre la question de la population de ces deux zones à l’arbitrage d’une Commission internationale d’enquête et à accepter les autres clauses du traité de Sèvres maintenues sans modifications. M. Lloyd George, Président de la Conférence, ajouta cependant que les clauses relatives à l’Arménie et au Kurdistan devaient encore être l’objet de discussions dans la présente Conférence. La Délégation turque s’empressa d’accepter la proposition de l’enquête, dont le principe même ébranlait l’édifice construit à Sèvres, et se réserva un recours à Angora pour les conditions accompagnant la proposition des Alliés. La Délégation grecque déclara devoir demander des instructions générales à son gouvernement.

     En attendant ces réponses, la Conférence passa, le 26 février, à l’étude du problème arménien. Il entendit d’abord les représentants des deux Délégations arméniennes, Boghos Nubar Pacha (pour les Arméniens résidant en Turquie) et M. Aharonian (pour la République arménienne indépendante) agissant en plein accord. Quant à la Cilicie, qui restait dans la zone d’influence française, Boghos Nubar Pacha rappela que ce pays abritait plus de 150.000 Arméniens rapatriés depuis l’armistice et fit un appel désespéré à la France, l’adjurant d’obtenir de la Turquie, pour la Cilicie, un régime d’autonomie administrative avec une gendarmerie mixte.

     Pendant cette même séance, lord Curzon précisa les difficultés sérieuses que rencontrait, dans son opinion, l’exécution intégrale du traité de Sèvres : le Bolchévisme dans l’Arménie russe, l’occupation de l’Arménie turque par Moustafa Kemal et l’impossibilité pour les Puissances d’envoyer de grandes forces au secours de l’Arménie ; en outre, le Président Wilson avait dans sa sentence assigné à l’Arménie des limites difficilement réalisables, comprenant différentes régions turques, ainsi que le port de Trébizonde.

     Le même jour, 26 février, il fut déclaré à la Délégation turque par lord Curzon que, «si les circonstances avaient dans une certaine mesure changé depuis la signature du traité de San Remo, l’obligation de constituer une Arménie unie et stable était de celles que les Puissances n’avaient pas la plus légère intention d’abandonner et que, dans l’intérêt du gouvernement turc en Asie Mineure, non moins que dans celui des Arméniens eux-mêmes, il était important de fixer la frontière acceptée par toutes les parties, par laquelle seraient restitués à l’Arménie les districts dont elle a été récemment dépossédée, et de permettre à l’Arménie d’aspirer à une existence nationale assurée de la sécurité».

     Au sujet des Arméniens de Cilicie, M. Berthelot, au nom de la Délégation française, affirma à nouveau l’intention des Français, quand ils cesseront l’occupation militaire de la Cilicie, de prendre des garanties pour la sauvegarde des intérêts et de la situation des Arméniens dans cette partie de la Turquie.

     La Conférence décida finalement de soumettre des propositions formelles au Conseil suprême au sujet de la modification possible des clauses du traité de Sèvres relatives au Kurdistan et à l’Arménie, à la lumière des récents événements.

     Quelques jours après la séance consacrée à la question arménienne, le 4 mars, la Conférence entendit les réponses définitives des Délégations grecque et turque à la proposition relative à l’enquête internationale en Thrace et à Smyrne. Le gouvernement hellène se déclara dans l’impossibilité d’accepter une proposition qui, dans son esprit, tendait à lui faire abandonner les droits consacrés par le traité de Sèvres. L’Assemblée nationale d’Angora, par contre, confirma l’acceptation de l’enquête dans les termes formulés par ses délégués, tout en n’acceptant les autres dispositions du traité de Sèvres à condition qu’ «en tant qu’elles soient adaptées aux conditions indispensables à l’existence d’une Turquie libre et indépendante». En communiquant cette décision à la Conférence, et dans un but d’émouvoir les délégués alliés en sa faveur, la Délégation turque la fit suivre de la vague (et fausse)  déclaration que voici : «Le Conseil suprême ayant jugé nécessaire d’examiner les dispositions relatives aux autres questions territoriales, particulièrement celle de l’Arménie et du Kurdistan, et ayant bien voulu admettre, dans son esprit de justice, l’examen des autres clauses du traité, la Délégation turque a pleine confiance qu’une étude approfondie du problème permettra d’aboutir à un arrangement équitable sur les points essentiels».

     Dans ces conditions, les Alliés proposèrent, le 12 mars, aux Délégations grecque et turque, un règlement apportant au traité de Sèvres des modifications considérables en faveur de la Turquie.

     Les clauses territoriales de ce règlement sont les suivantes : Les zones démilitarisées des Détroits, inaccessibles aux forces militaires turques, ne sont que réduites. L’exercice des droits de souveraineté par le gouvernement hellénique sur Smyrne est limité, le gouverneur du vilayet chrétien devant être nommé par la Société des Nations. En promettant l’évacuation de Constantinople par les Alliés, les puissances la font dépendre de la bonne foi des Turcs dans l’exécution du règlement. L’autonomie du Kurdistan est maintenue. Les Grecs restent en possession de la Thrace. Enfin, «en ce qui concerne l’Arménie, les stipulations présentes pourront être ajustées, à condition que la Turquie reconnaisse les droits des Arméniens turcs à un Foyer national sur les frontières orientales de la Turquie en Asie et consente à accepter la décision d’une Commission nommée par le Conseil de la Société des Nations en vue d’examiner sur place la question du territoire qu’il serait équitable de transférer, dans ce but, à l’Arménie».

     Ce Foyer national arménien à créer sur les frontières orientales de la Turquie devait-il être indépendant ? Le projet de Londres ne se prononce pas sur ce point. Il semble cependant hors de doute qu’une indépendance arménienne ne s’imposait plus nécessairement à l’esprit des Alliés. Ayant laissé broyer la République arménienne, malgré ses appels désespérés, par l’étreinte turco-bolchéviste, les Alliés ne pouvaient pas être disposés à faire échouer la paix avec Angora par une exigence en faveur des Arméniens turcs, qui n’avait aucune chance d’être acceptée, à moins d’être appuyée par la force.

     Que devait alors être, au point de vue du droit, ce Foyer national arménien ? Nous avons vu que ce terme avait été déjà employé par la «déclaration Balfour» et l’article 95 du traité de Sèvres pour la désignation du Foyer juif, établi en Palestine, et dont l’administration avait été confiée à la Grande-Bretagne comme puissance mandataire. Le terme de Foyer évoque par conséquent l’idée d’un mandat. Cependant, comme nous l’avons pu constater à plusieurs reprises, aucune puissance n’avait voulu s’embarrasser d’un mandat arménien. Par conséquent, l’idée du mandat n’a pu être envisagée par les Alliés.

     Il ne reste donc qu’à conclure que le Foyer national, envisagé par les Alliés en mars 1921 pour les Arméniens turcs, consistait, dans leur esprit, dans la création, sur les frontières orientales de la Turquie, d’une province autonome, placée sous la souveraineté de la Turquie et dont le statut serait garanti par le futur traité.

     La Conférence de Londres finit par un échec. En remettant le projet des Alliés aux Grecs et aux Turcs, le Président de la Conférence, M. Lloyd George, leur déclara que les propositions actuelles formaient un tout et qu’elles se substituaient à toute proposition faite antérieurement. Aucune des Délégations n’ayant pu accepter ces propositions sans en référer à son gouvernement, la partie orientale de la Conférence de Londres se termina sur cette offre des Alliés, qui n’eut point de suites.

     L’échec de la Conférence de Londres fut fatale tant pour les Arméniens que pour les Grecs. A peine terminée, sur le lieu même de la Conférence, Français et Italiens négocieront séparément avec les Turcs en enterrant définitivement le Traité de Sèvres.

 

14. L’accord franco-turc séparé du 9 mars 1921 : la volte-face française en Cilicie

     Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France, banquier de l’Empire ottoman, était confrontée à son opinion publique, détentrice d’emprunts ottomans, qui exigeait la sauvegarde de ses intérêts économiques, mais refusait de sacrifier des vies notamment pour en sauver d’autres au Moyen-Orient. Ainsi, en dépit des accords passés avec ses alliés, et au détriment de ses intérêts moraux auprès de la population chrétienne, notamment arménienne, de l’Asie-Mineure, la France – pourtant fière d’être considérée protectrice des chrétiens d’Orient – choisit de faire la paix séparée avec les Kémalistes. En 1921, elle décida d’évacuer la Cilicie, et peu à peu, elle céda d’autres portions du territoire syrien à la Turquie.

     Bien renseigné sur les intentions de la France par ses complices turcophiles, tels que Franklin-Bouillon,le colonel Mougin,le lieutenant-colonel Sarrou, etc., et sachant que l'armée de Cilicie est abandonnée, Mustafa Kemal ne recherche pas l'armistice. D'ailleurs, à Paris, Aristide Briand, «l'apôtre de la paix», souhaite vivement un accord avec l'ennemi. Vu l’évolution défavorable sur le terrain, la France décide donc de changer de stratégie et entament des pourparlers secrets avec les nationalistes turcs dans lesquels elle voit le futur maître du pays et ce, dans l’espoir d’arriver à un accord avec eux qui leur permettrait de préserver malgré tout leurs intérêts dans la région. Cela aura des conséquences néfastes pour les Alliés, notamment pour les Grecs qui supportaient le poids principal de l’affrontement avec les Turcs sur le front d’Ankara, mais aussi pour les Arméniens sur le front du Caucase.

     Alors que l’Entente ne reconnaissait auparavant que le gouvernement du Sultan Mehmet VI, le gouvernement français d’Aristide Briand (16.01.1921 – 12.01.1922) rompt la triple Entente et conclut une paix séparée avec le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale de Turquie (Mustafa Kemal). Un premier accord franco-turc fut signé, à Londres, le 9 mars 1921, par Aristide Briand et Békir Sami bey.

     Les buts que poursuivait le gouvernement français en concluant l’accord franco-turc séparé de Londres ont été exposés avec force par le Président du Conseil français, Aristide Briand, aux séances de la Chambre des députés et du Sénat français, les 11 et 12 juillet 1921 : «La France», déclarait M. Briand, «est une puissance musulmane» (sic) (!). Elle doit reprendre sa vieille politique traditionnelle vis-à-vis de la Turquie qui se reconstituera fatalement». M. Briand conclut qu’il faut donc procéder à la conclusion immédiate de la paix avec les Nationalistes turcs qui «au point de vue militaire tiennent la clef de la situation», mettant fin à l’effusion du sang français et à une situation militaire en Cilicie devenue intolérable. Cela rendra possible pour la France d’exercer son mandat en Syrie dans les conditions de bon voisinage avec la Turquie, sans être obligée à de lourds sacrifices pour le maintien d’une grande armée d’occupation. M. Briand souligne les bénéfices pour, la France qui obtiendra la libération immédiate des prisonniers français et procèdera l’évacuation de la Cilicie, après que des garanties seraient prises, en commun avec les Turcs, suffisantes pour assurer la protection des minorités [27].  En fait, ces garanties ne seront jamais appliquées.  

     Mustafa Kemal a vu juste, la France a cédé. Incapable d’engager les moyens nécessaires pour contrôler les territoires qui lui furent concédés en vertu du Traité de Sèvres, la France préfère se limiter à la Syrie – à la Conférence de San Remo  les Alliés ont donné à la France le mandat sur la Syrie – et elle est donc prête à abandonner la Cilicie.

     Faysal qui s’est autoproclamé «roi de Syrie» est lâché par les Anglais. Gouraud peut donc intervenir en Syrie. Il entre à Damas le 24 juillet 1029 et Faysal s’enfuit.

 

15. L’accord italo-turc séparé du 12 mars 1921 : la haute trahison italienne

     Dans le même esprit, l'Italie conclut un accord avec la Turquie le 12 mars 1921 pour obtenir des concessions minières et commerciales.

     L’accord italo-turc signé également à Londres, le 12 mars 1921, entre le Comte Sforza et Békir Sami Bey, établit une collaboration économique italo-turque, avec droit de priorité pour les concessions d’ordre économique à accorder par l’État turc dans certaines parties de l’Anatolie méridionale. De son côté, le gouvernement royal d’Italie s’engagea  «à appuyer efficacement auprès de ses alliés toutes les demandes de la Délégation turque relatives au traité de paix, spécialement la restitution à la Turquie de la Thrace et de Smyrne» (art. 4). L’accord ne devait cependant entrer en vigueur qu’en vertu d’une convention définitive qui serait stipulée «immédiatement après la conclusion d’une paix assurant à la Turquie une existence viable et indépendante et acceptée par elle».

     En commentant, à la séance du 19 mars 1921 de la Chambre des députés italienne, l’accord qu’il avait conclu avec Békir Sami Bey, le Compte Sforza expliqua qu’il avait recherché une entente directe avec la Turquie au sujet de l’action économique qu’en vertu de l’action tripartite l’Italie était appelée à développer dans la partie méridionale de l’Anatolie et dans le bassin d’Héraclée. Il était dans l’intention du gouvernement italien, dit le Comte Sforza, que cette action se développât sur une base de parfaite coopération entre l’Italie et la Turquie et que fussent éliminés tous les inconvénients d’ordre politique qui pourraient entraver l’activité économique et financière italienne. «Une vaste zone en Asie Mineure est dorénavant ouverte à notre activité économique spéciale, en accord cordial avec le gouvernement turc qui s’est rendu pleinement compte de la loyauté des intentions de l’Italie, laquelle ne désire rien autant dans l’Orient que de voir une Turquie prospère, politiquement forte, maîtresse incontestée dans sa maison»… 

    Par cet accord, l’Italie proche des visions kémalistes s’est mise - en échange de compensations financières - dans l’obligation de se retirer de sa zone d’influence sans livrer combat. La conséquence de cette action fut la création de deux enclaves : une grecque en Ionie (Smyrne) et une française en Cilicie. Et dans la zone intermédiaire une armée massive de Turcs qui avaient désormais accès direct à la mer. De cette manière, l’Italie a rompu le front continu des forces alliées, ce qui constituera un grand avantage pour les Kémalistes. Pire encore, les Italiens ont accepté de leur fournir une grande quantité d’armes qui seront utilisés contre les Français et les Grecs. Pour conclure leur œuvre de traitrise, ils iront même jusqu’à fournir à Mustafa Kemal des renseignements concernant la position des forces grecques. Les Turcs ne cachent pas leur joie. Une véritable ignominie de la part d’un état européen envers ses alliés…

 

16. Le sort des accords séparés franco-turc et italo-turc, du 9 et 12 mars 1921

     En signant ainsi à Londres des accords séparés avec la Turquie, la France aussi bien que l’Italie, s’étaient montrées animées des dispositions les plus conciliantes envers la puissance ennemie qui avait retardé l’heure de leur victoire sur l’Allemagne, et toutes les deux, mais surtout la France, consentaient à d’importants sacrifices politiques dont la récompense était plus qu’incertaine.

     En effet, le rapprochement soviéto-kémaliste déjà manifesté sur le front du Caucase contre l’Arménie et renforcé par la signature du traité d’amitié russo-turc de Moscou du 16 mars 1921 qui proclamait la solidarité russo-turque dans la lutte commune contre l’Impérialisme, devait évidemment encore surexciter le chauvinisme des dirigeants d’Angora, sûrs maintenant d’un appui plus efficace des nouveaux maîtres de Moscou. Aussi une campagne haineuse s’engagea-t-elle immédiatement dans les milieux du Parlement turc et dans la presse kémaliste contre les accords conclus à Londres par Békir Sami Bey. Ces dispositions chauvines furent encore naturellement accrues par l’échec qui avait suivi la fin de la Conférence de Londres, la défaite des Grecs lors des batailles d'İnönü (janvier - mars 1921) et de leur repli des sur leurs positions de départ. Bientôt Békir Sami Bey dut donner sa démission et, le 19 mai 1921, un nouveau Cabinet fut constitué, dans lequel le ministère des affaires étrangères fut confié au négociateur du traité de Moscou, Youssef Kemal Bey.

     Dans ces conditions, le Parlement d’Angora, enhardi par la situation générale toujours plus favorable à la Turquie, refusa de ratifier l’accord franco-turc de Londres du 09.03.1921. Le gouvernement kémaliste présenta alors au gouvernement français des contre-propositions qui exigeaient, entre autres, l’évacuation de la Cilicie par les Français avant la conclusion de l’armistice, des rectifications à la frontière turco-syrienne au profit de la Turquie, ainsi qu’une transformation des clauses économiques prévues par l’accord de Londres. D’autre part, le gouvernement d’Angora refusait d’accorder les garanties nécessaires de sécurité aux populations des régions évacuées.

     D’autre part, l’accord italo-turc du 12.03.1921 ne fut pas ratifié davantage par la Grande Assemblée turque que l’accord turco-français

     Ainsi, le mouvement franco-italien pour la révision du traité de Sèvres avait abouti, non seulement à l’échec de la Conférence de Londres, mais encore au rejet par les Turcs d’Angora des deux tentatives de paix séparées de la France et de l’Italie. Mais, le régime kémaliste sortait gagnant de cette mésaventure alliée, car il obtenait la reconnaissance en tant qu’interlocuteur des Alliés au niveau diplomatique.

 

17. Le traité franco-turc du 20 octobre 1921 : une duperie colossale

     Après le coup de théâtre du Parlement d’Angora, Aristide Briand choisit donc d’entamer officieusement des négociations avec les nationalistes turcs cette fois-ci à Angora. Sans rien dévoiler de son projet à son alliée la Grande-Bretagne, le président du Conseil confie cette délicate mission secrète à Henry Franklin Bouillon [28]. Parmi les soutiens à Franklin Bouillon, il convient de mentionner l'appui sans faille de Pierre Loti, des journaux comme "Le Temps" qui répandant des mensonges s'évertuaient à soulever l'opinion publique contre la présence française en Cilicie. Les soutiens les plus conséquents à Franklin Bouillon émanaient de ses amis des loges maçonniques françaises et italiennes aussi qui souhaitaient vivement le succès de leur ami Kemal pour la création d'un état turc laïc. Du côté turc, il faut souligner l’habileté des négociateurs, dirigés par Mustafa Kemal lui-même, qui influe énormément sur l’issue des négociations. En France l’envoi de Franklin-Bouillon – un politicien jovial, rondouillard et sans expérience diplomatique – pour affronter le rusé Kemal fait l’objet d’une forte polémique. Emporté par sa jovialité (à l’aide d’une caisse des bouteilles de cognac qu’il amena dans ses bagages), mais en réalité subjugué par le leader nationaliste (qui est aussi un fanatique de l’alcool), Franklin-Bouillon accepte toutes les exigences turques sans obtenir la concrétisation des requêtes françaises, mettant ainsi la France dans une position modeste et déférente, ce qui permet à Kemal de prendre l’ascendant.

     Dans l’ensemble, les Turcs sont gagnants. Ils obtiennent le départ des troupes françaises de Cilicie et la cessation de l’état de guerre. Les prisonniers respectifs sont immédiatement remis en liberté et amnistiés. Néanmoins, les kémalistes refusent l’amnistie pour les Turcs musulmans qui ont collaboré avec la France. Le Journal des Débats souligne que «la France fait seule des concessions». La France renonce effectivement au désarmement des populations et des bandes rebelles, ainsi qu’à la constitution d’une force de police turque assistée par des officiers français. Le général Henri Gouraud dénonce le fait que cette convention ne prévoit pas «la présence de quelques officiers français dans la gendarmerie chargée de maintenir l’ordre dans les territoires devant revenir à la Turquie», comme il avait été prévu aux paragraphes B et C de l’accord de Londres. Le paragraphe F de cet accord qui garantissait aux minorités non seulement l’égalité absolue des droits, mais aussi un «équilibre pour la constitution de la gendarmerie et de l’administration municipale», est remplacé dans le traité d’Angora par un article VI qui efface à ce sujet toute distinction entre la Turquie et les autres puissances occidentales. Le gouvernement de la Grande Assemblée nationale de Turquie déclare que «les droits des minorités solennellement reconnus dans le Pacte National seront confirmés par lui sur la même base que celle établie par les conventions conclues à ce sujet entre les puissances de l’Entente, leurs adversaires et certains de leurs alliés». En dehors de cette vague promesse turque, le traité d’Angora n’offrait aux populations des pays évacués qu’une «amnistie plénière» à définir.

     On ne retrouve pas non plus  dans l’accord d’Angora le paragraphe G de l’accord de Londres relatif à la collaboration économique franco-turque et aux concessions à accorder à la France. Ce paragraphe y a été remplacé par une série de lettres du ministre des affaires étrangères d’Angora à Franklin-Bouillon qui, à part la concession à un groupe français des mines dans la vallée de Harchite, ne contient que des promesses très élastiques.

     Le traité d’Angora, considéré comme un accord local, ne fut pas soumis par le gouvernement français à la ratification des Chambres. Il y donna lieu néanmoins à des discussions, tant du point de vue des pertes territoriales qu’il comportait pour la France en comparaison avec le traité de Sèvres, que du point de vue de la situation dramatique qu’il créait aux Arméniens.

     À la séance du Sénat français du 27 octobre 1921, Aristide Briand, Président du Conseil, donna quelques explications sommaires sur l’accord d’Angora. Il insista à nouveau sur la nécessité pour la France, vu l’impossibilité de ramener la paix générale en Orient, de conclure un accord local avec les Turcs en Cilicie. Et, après avoir constaté que les premières tentatives d’arriver à cet accord s’étaient heurtées «à l’intransigeance de l’Assemblée d’Angora», mais que depuis les conversations avaient pu être reprises avec la Turquie par l’intermédiaire de M. Franklin-Bouillon, il ajouta : «Nous avons trouvé en Turquie des sympathies ardentes pour la France, un vif désir et de réparer une faute, en grande partie du reste imposée à ce peuple, et de reprendre les traditions anciennes. L’accord a été signé. Au cours d’un long débat dans lequel les représentants d’Angora ont défendu leur point de vue national, leurs idées d’indépendance, des concessions ont été faites et on s’est mis d’accord sur une frontière, sur les conditions dans lesquelles l’évacuation se fera et la protection de la minorité sera assurée».[29]

     Lors de la discussion qui eut lieu à la Chambre sur le budget de la Syrie, M. Moutet constata qu’un certain nombre de mesures qui paraissent efficaces pour la protection des Arméniens et qui figuraient dans l’accord du 9 mars 1921 avaient disparu dans celui du 20 octobre 1921, et il s’inquiéta tout spécialement de savoir si l’organisation de la gendarmerie prévue par le premier accord résultait encore du second. Aristide Briand lui répondit que le gouvernement de la République avait été amené, dans l’intérêt de la cessation des hostilités, à faire des concessions sur ce terrain. «L’Assemblée d’Angora… », dit le Président du Conseil, «…est jeune, ardente, patriote, passionnée ; elle a un souci d’indépendance qu’à sa place vous auriez naturellement. Elle n’a pas voulu laisser handicaper l’avenir par des organisations militaires sur son territoire. Nous avons discuté longuement, comme il convenait, mais sur ce terrain nous avons pensé que ce genre de précautions pouvait être remplacé par d’autres et qu’une espèce de contrôle moral, qui n’est pas non plus dépourvu de moyens matériels, pouvait se substituer à l’idée d’une organisation de gendarmerie...». [30]

     Au Sénat encore, le 29 décembre 1921, MM. Flandin et de Lamarzelle critiquèrent vivement l’accord d’Angora comme n’assurant pas la protection des Chrétiens. Ernest Flandin rappela le martyre des Arméniens pendant la guerre, ainsi que les services rendus à la cause des Alliés par ceux d’entre eux qui s’étaient enrôlés sous les drapeaux français ou qui avaient combattu dans les armées russes et qui, après la débâcle de celles-ci, avaient seuls continué la lutte contre les Turcs. Il rappela au Président du Conseil ses propres promesses d’entourer l’évacuation do la Cilicie de toutes les précautions indispensables pour la sûreté des Arméniens ; et il constata l’absence, dans l’accord d’Angora, de toutes ces précautions, remplacées par de simples promesses du gouvernement d’Angora de confirmer les droits des minorités.  Il déclara que, dans ces conditions, il comprenait que les populations de la Cilicie se fussent «senties peu rassurées par cette vague phraséologie». À ces critiques de son œuvre, Aristide Briand opposa la raison d’État. Comme il l’avait déjà fait lors de la discussion de l’accord de Londres, le Président du Conseil français indiqua la nécessité de mettre une fin aux hostilités et l’impossibilité pour la France de rester en Cilicie, sans y maintenir une armée de 100.000 hommes. Il ajouta que le triomphe définitif des Turcs sur les Grecs – déjà anticipé ! - pourrait éventuellement imposer à la France les frais d’une expédition militaire de 200 à 300.000 hommes. D’autre part, l’accord d’Angora permettait à la France l’exercice paisible de son mandat en Syrie et lui assurait un bénéfice moral dans le monde musulman tout entier, lequel avait accueilli avec enthousiasme l’entente franco-turque.

     De la belle phraséologie politicienne qui tente à dissimuler l’abandon par la France, des privilèges que lui avait reconnus l’accord tripartite signé à Sèvres et un affaiblissement considérable de la protection qui avait été précédemment accordée aux minorités.

     Il n’est donc pas étonnant que, dès la signature de cet accord, une panique indescriptible s’empara-t-elle des populations chrétiennes, qui redoutaient la vengeance des Turcs après que le pays aurait été évacué par les troupes françaises. Le gouvernement français a dès lors essayé de les rassurer. Le 8 novembre 1921, le général Gouraud lança une proclamation expliquant aux populations que le gouvernement d’Angora leur avait garanti les mêmes droits que ceux généralement concédés aux minorités dans les pays européens (!!!), et les exhortaient à rester dans leurs foyers. Enfin, MM. Franklin-Bouillon et Laporte, consul de France, de concert avec les autorités turques, organisèrent dans différentes parties de la Cilicie des réunions avec les représentants de diverses populations chrétiennes pour les convaincre de la suffisance des garanties obtenues et les inciter d’y rester.

     Objectif raté. Toutes ces fausses assurances verbales de la part des auteurs de féroces massacres dans un passé trop récent ne purent ramener la confiance dans leurs âmes et enrayer la panique qui s’était emparée des populations chrétiennes de la Cilicie. L’exode continua de plus belle et des torrents de Chrétiens affolés, principalement des Arméniens, affluèrent vers les ports de la Cilicie et à la frontière syrienne. Ce fut encore en vain que Franklin-Bouillon, Hamid Bey et Mouheddine Pacha lancèrent, le 28 novembre 1921, une proclamation commune mettant la population de la Cilicie en garde contre «une campagne méthodique… organisée par les ennemis de la paix pour jeter l’alarme dans les populations chrétiennes et les forcer à quitter la Cilicie», et déclarèrent que les deux gouvernements s’étaient «engagés d’honneur à faire respecter les garanties stipulées»…

     Pendant des semaines, les bâtiments portant les émigrés arméniens errèrent — tels des navires fantômes — dans la Méditerranée, trouvant porte close en Egypte, en Palestine, à Chypre (alors sous domination britannique). Une partie de ces malheureux finit par être accueillie par la Grèce. Mais le plus grand nombre des fugitifs ne trouva asile que sous le drapeau tricolore, dans les territoires de la Syrie et du Liban mandatés par la France. Ceux qui ont cru aux pseudo-assurances turques et sont restés sur place seront cruellement massacrés par les turcs peu après l’évacuation des troupes françaises.

     Quelques temps plus tard, lors de nouvelles retrouvailles cordiales à Akçehir entre Franklin Bouillon et Mustafa Kemal, le cognac coulait à flots et le Colonel Mougin [24] également présent a cru bon d'ajouter : "Combien ils seraient indignés les Chrétiens de Cilicie s'ils savaient que Franklin Bouillon est en train de valser avec Kemal tandis qu'ils attendent sur les quais de Mersin le navire qui les conduira vers les camps de Syrie.

     Mougin, dans ses archives, précise qu’à Londres en février et mars 1921, la Turquie de Kemal a vu notre sincérité dans les pourparlers, plus que jamais c'est en nous qu'elle a confiance. Plus que tout autre pays la Turquie nous était reconnaissante de nos efforts. Seul un livre pourrait dire le rôle unique de la France. Franklin Bouillon et Youssouf Bey pourraient l’écrire. Il faudra qu’il soit fait. Mais Franklin Bouillon n’a laissé aucun écrit émanant de lui.

     Du point de vue kémaliste, l’accord d’Angora est un important succès diplomatique car il comporte des avantages immédiats pour la Turquie. Mais il marque également une rupture du front allié contre les nationalistes turcs, car il implique une reconnaissance officielle par la France du nouveau pouvoir d’Ankara. Les forces françaises se retirent définitivement de Cilicie en janvier 1922, après la signature du traité d’Angora conclu avec Mustafa Kemal, mais dès la fin 1920 les nationalistes turcs savent déjà qu'ils n'ont plus rien à craindre sur ce front. Cela leur permettra de se concentrer désormais sur le front principal gréco-turc. La tache leur sera facilitée par la fourniture d’armement gratuit et le soutien politique qu’ils recevront des Français ! [33]

     Quant au gouvernement italien, il donna pendant cette période à la Turquie d’Angora un nouveau signe de ses bonnes dispositions, en évacuant Adalia au mois de juin 1921.

 

18. La difficile mise en place des mandats

      En Palestine, en Syrie et en Irak, Français et Britanniques engagent des opérations guerrières pour mater les populations indigènes. Déjà en 1917, les Anglais ont dû faire face à de violentes révoltes dans le Sud chiite de l’Irak. Le salut britannique ne viendra que des divisions du pays. À la conférence du Caire de mars 1921, les Anglais confient l’autorité politique à Fayçal, chérif de La Mecque et roi du Hedjaz, tout juste sorti de Syrie rejeté par les Français, qui devient roi d’Irak. Malgré les virulentes oppositions au traité, qui met en place le mandat, celui-ci est finalement signé en juin 1924. Il donne aux Britanniques un contrôle total sur l’administration et les ressources pétrolières. Les Anglais renforcent le tribalisme pour mieux asseoir leur pouvoir et les soulèvements sont très durement réprimés.

     Le mandat britannique en Palestine se met également en place dans un contexte troublé par les émeutes entre Arabes et Sionistes en 1920-1921. Dès cette époque en effet, les Arabes de Palestine refusent l’immigration juive et l’acquisition de terres. Or, le mandat britannique sur la Palestine répond très largement aux attentes sionistes en prévoyant l’assouplissement de l’immigration juive et en encourageant «l’installation des Juifs sur les terres disponibles». Le livre blanc de 1922 n’y changera rien.

     Au Liban et en Syrie, les choses sont aussi compliquées pour les Français. C’est après avoir défait les troupes arabes à la bataille de Maysaloun que le général Gouraud entre en Syrie en juillet 1920 et s’empare de Damas, chassant au passage Fayçal et les nationalistes syriens. Face aux révoltes syriennes, adepte de l’intangible principe du «diviser pour régner», le haut-commissaire français, le général Gouraud, entreprend en 1920 de découper le territoire mandataire en cinq petits Etats: l’Etat du grand Liban, l’Etat de Damas, l’Etat d’Alep auquel est ajouté le sandjak d’Alexandrette, le Djebel druze, et un territoire autonome alaouite directement placé sous autorité française. La France perpétue et renforce le communautarisme et le confessionnalisme dans la région.

     Le Liban est finalement séparé de la Syrie et l’indépendance du pays vis-à-vis de la Syrie est proclamée le 1er septembre 1920.

     En juillet 1922, la Société des Nations confirmera les mandats - des CDD, ou «colonisation à durée déterminée» - de la Grande-Bretagne sur la Palestine, la Transjordanie, et l'Irak et de la France sur la Syrie et le Liban, d'où naîtront les actuels pays de la région.

     L’attribution officielle des mandats par la SDN en juillet 1922 et la conclusion de la convention franco-anglaise relative aux frontières mandataires en mai 1923 consacrent le triomphe des puissances européennes au Moyen-Orient. Le sort de la région s’est ainsi décidé en Europe à la fin de la guerre. En dépit de l’hostilité manifeste des populations du Proche-Orient, les mandats, qui préfigurent les futurs États, organisent la carte politique de la région et resteront la référence jusqu’en 1948. Si conformément à l’esprit des mandats, certains pays accèdent à l’indépendance, celle-ci sera très limitée. Le nationalisme arabe ne reconnaîtra pas la légitimité de ces découpages et les États seront frappés d’illégitimité et resteront durablement fragilisés, comme le montre la situation actuelle. Et ce d’autant que les mandats ont contribué à la balkanisation du Proche-Orient arabe, source de conflits et d’instabilités actuels. La constitution du Foyer national juif a durablement plongé la région dans un cycle de violences qui semble loin aujourd’hui de se terminer.

 

19. Le mandat français sur la Syrie et le Liban

      Le mandat français sur la Syrie et le Liban a été institué par la Société des Nations le 25 avril 1920 après la Première Guerre mondiale. Il devait permettre officiellement aux États du monde arabe d'accéder à l'indépendance et à la souveraineté, sitôt après avoir atteint un niveau suffisant de maturité politique et de développement économique2. De 1920 à 1946, la Syrie a été administrée par la France aux termes d'un mandat de la SDN. Quatre mandats ont été créés, le gouvernement de la Palestine et de l'Irak actuel revenant aux Britanniques, les Français se voyant attribuer celui du Liban et de la Syrie. La France et la Syrie ont signé un traité d'indépendance en 1936, mais dans les faits, le mandat a continué d'exister, car la France n'a pas ratifié le traité. La Syrie a déclaré son indépendance en 1944.

     Après avoir écrasé la résistance des nationalistes syriens lors de la bataille de Khan Mayssaloun, le général Mariano Goybet et les troupes françaises entrent à Damas le 24 juillet 1920. Au Liban, les hommes du général Gouraud ont été accueillis en libérateur par la communauté maronite, mais en Syrie, les Français se heurtent à une forte opposition.

      Après avoir pris le contrôle du pays, les Français tentent de créer une structure administrative à plusieurs niveaux. La première décision a été de choisir quel serait le siège du Haut-commissariat français. Les Français ont hésité entre Beyrouth et Damas. Tandis que l'une était francophile, l'autre était hostile même au sein de la communauté chrétienne. Les Français choisissent une solution intermédiaire : installer l'administration du mandat dans la petite ville de Chtaura, située à égale distance entre Beyrouth et Damas. Cependant, le projet a vite été abandonné au profit de Beyrouth.

      Face aux révoltes syriennes, adepte de l’intangible principe du «diviser pour régner», le haut-commissaire français, le général Gouraud, entreprend dès la fin de l'année 1920 de découper le territoire mandataire en petites unités administratives. Trois États sont créés faisant passer la taille de la Syrie d'un territoire de 300.000 km2 à 185.000 km2 : - l'État du Grand Liban : le général Gouraud proclame la création de ce nouvel État le 30 août 1920, qui est rendu officiel par un arrêté du 31 août 19201 ; cet État est constitué du Mont-Liban qui comprend en majorité des chrétiens ainsi que de villes côtières conformément aux souhaits émis par les maronites. À partir de ce jour, le Liban séparé de la Syrie suivra sa propre évolution. L'indépendance du pays vis-à-vis de la Syrie est proclamée par le général Gouraud le 1er septembre 1920.

- l'État d'Alep : proclamé le 1er septembre 1920, il repose principalement sur la ville d'Alep et de sa région ;

- l'État de Damas : proclamé en septembre 1920, il repose principalement sur la ville de Damas et de sa région.

- Un territoire autonome alaouite est créé le 2 septembre 1920 et est directement placé sous autorité française.

- L'État du Djebel druze est institué le 24 octobre 1922 avec Soueïda comme capitale.

     En juin 1922, un premier regroupement a lieu avec la réunification des États de Damas, d'Alep et de Lattaquié en une Fédération syrienne. Avec la création de ce nouvel État, la France doit choisir la nouvelle capitale. Le choix se portait entre Alep au nord et Damas au sud, mais les Français choisissent finalement Homs. Homs bénéficiait d'une position stratégique, elle offrait un meilleur placement géographique et d'une meilleure situation commerciale. C'était enfin une ville provinciale qui était en dehors des luttes intestines entre familles et clans des deux autres villes.

     En mars 1923, l'État du sandjak d'Alexandrette qui était aussi peuplé d'une minorité de Turcs est créé. Par l'arrêté du 5 décembre 1924, l'État des Alaouites avec les Sandjaks de Lattaquié et de Tartous est créé, avec Lattaquié comme capitale. Le 1er janvier 1925, le général Gouraud crée – grâce à l'arrêté 2980 – l'État de Syrie, composé de ceux d'Alep, de Damas et des Alaouites (qui en sera séparé à partir de 1924) avec Damas comme nouvelle capitale, mais c'est néanmoins de Beyrouth que le pouvoir mandataire prend ses décisions.

     L'insurrection syrienne contre le nouveau pouvoir français naît pendant l'été 1925 dans l'État des Druzes. C'est là que les premières défaites sont infligées à l'armée française. Les insurgés lutteront contre le pouvoir français jusqu'au printemps 1927. L'insurrection est défaite principalement à cause de mésententes sur l'objectif à atteindre et sur la façon de l'atteindre entre les différentes familles et communautés du pays.

     Cette révolte eut comme effet principal une réorientation politique du mandat avec la séparation des pouvoirs entre civils et militaires. Ce sont les civils (dont le premier était Henry de Jouvenel) qui ont administré le pays à partir de novembre 1925 en menant une politique plus libérale.

     Dans le pays, l'autorité réelle du territoire ne dépassait pas celle de la Syrie centrale, Damas, Homs, Hama, Alep et leurs campagnes avoisinantes. Les autres régions du pays sont dominées par des chefs nationalistes comme les Atassi, les Mardam Bey, les Ubeid, les Jabiri et les Barakat. Ceux-ci appelaient à des grèves générales, des manifestations, et à partir des mosquées prêchent à la révolte contre l'occupant. Les militaires français voient d'un mauvais œil la politique menée par les civils qui n'arrivent pas à gouverner le pays dans son ensemble.

     C'est pour cela que les militaires se concentraient dans les montagnes alaouites et druzes, ainsi que dans les steppes (Chamiyé et Djéziré). Le but officiel de cette présence était d'une part de protéger les minorités du pays, et d'autre part la garantie et la défense des frontières orientales. Devant un centre jugé trop remuant, les militaires maintiennent une présence stratégique dans la montagne libanaise à l'ouest, la montagne alaouite au nord, la montagne druze au sud et la zone de steppe à l'est.

     Par ailleurs, les militaires encouragent l'émergence de mouvements régionalistes, voir séparatistes pour certains comme au Djézireh entre 1936 et 1939. Cette politique provoque l’hostilité des Syriens contre le pouvoir centralisé de Damas.

     Les négociations entre le gouvernement français et les nationalistes se concluent par la signature le 9 septembre 1936 d'un traité d'indépendance (accords Viénot) de la Syrie dans un délai de cinq ans en échange de divers avantages politiques, économiques et militaires.

     Le traité a été ratifié par le parlement syrien à l'unanimité (décembre 1936), mais ne passera pas devant le parlement français, le gouvernement prévoyait déjà un rejet du Sénat8. Le traité est définitivement enterré en 1938 devant l'imminence d'une guerre contre l'Allemagne.

     En 1939, pour s'assurer de la neutralité de la Turquie dans cette guerre, les Français cèdent le Sandjak d'Alexandrette au gouvernement kémaliste (cf. infra).

     En juin 1941, les Britanniques et les Français libres entrent en Syrie et au Liban et, après une violente campagne militaire, concluent un armistice avec les troupes françaises. Cet armistice a été conclu entre le général Henri Dentz, délégué de Vichy au Levant et les autorités anglaises, en présence du général Catroux. Avec l'aide britannique, les deux territoires passent sous le contrôle des Forces françaises libres (FFL) et le Haut-commissariat devient par la même occasion la délégation générale de la France libre au Proche-Orient. Le 8 juin 1941, le général Catroux, chef des Forces françaises libres (FFL) en Orient proclament solennellement l'indépendance de la Syrie et du Liban, ainsi que la fin du mandat au Levant. Mais le pays reste encore dans les faits, sous domination française.

     Le 3 janvier 1944, la France reconnaît officiellement la souveraineté de la Syrie et du Liban. Shukri al-Kuwatli est élu président de la République. Néanmoins, il s'agit dans les faits d'une semi-indépendance faisant naître un sentiment de révolte chez une partie de l'opinion syrienne. Un affrontement approche. Le Baath a créé des équipes de jihad national dont le rôle est de mobiliser les bases populaires contre l'autorité française. Le 29 mai 1945, après dix jours de manifestations ininterrompues, les Français, sous l'ordre du général Fernand Olive, dit Oliva-Roget, bombardent Damas pendant 36 heures d'affilée. On dénombre environ 400 morts et des centaines de blessés. Une partie de la ville est détruite par ce bombardement, dont le parlement syrien et le quartier environnant, qui est maintenant surnommé Hariqa, la Brûlée.

     Le Royaume-Uni demande l'arrêt des combats et intervient le 1er juin comme force modératrice afin de faire cesser les affrontements entre Français et Syriens. Au mois de juillet, une armée syrienne sous commandement syrien voit le jour, et neuf mois plus tard, le 15 avril 1946, le dernier soldat français quitte la Syrie.

     La Syrie sous mandat a été gouvernée successivement par 12 Hauts commissaires français, un 13e, Jean Chiappe, nommé deux jours plus tôt, meurt avant d’arriver à destination. Son avion est abattu en Méditerranée le 17 nov. 1940, lors d’un combat aérien entre aviations anglaise et allemande. Parmi ces douze Haut-commissaires, six étaient des militaires et les six autres des civils, diplomates ou haut-fonctionnaires. Il est intéressant de noter que la politique française au Levant a été exercée d’une manière directe par les généraux Gouraud, Weygand et Sarrail entre 1920-1925, tous les trois chefs militaires prestigieux de la guerre 1914-1918 et imprégnés d’esprit colonial. Après la fin des troubles et de la grande révolte syrienne en 1925-1926, la Syrie fut gouvernée d’une manière relativement libérale, avant de reprendre la voie de l’administration directe au commencement de la Seconde guerre mondiale en 1939. Ainsi le mandat fut inauguré en 1925 par un militaire, le général Gouraud, et un autre militaire le général Beynet achevait, le 15 avril 1946, l’évacuation des troupes française en Syrie.   

 

20. La France rétrocède le Sandjak d’Alexandrette à la Turquie (29 mai 1937)

     Dès 1920, sous la pression des Turcs et de leur chef Mustafa Kemal, les troupes françaises évacuent précipitamment la Cilicie, à l'exclusion toutefois du vilayet ou sandjak  [34] d'Alexandrette, le vilayet et le sandjak désignant des circonscriptions administratives ottomanes.

     Ce sandjak-ci est une enclave en territoire syrien qui comprend les villes d'Alexandrette (Iskenderun en turc) et aussi d'Antioche [35] (Antakya en turc), avec un total de 200.000 habitants sur 4.700 km2. La région est fertile, riche, stratégique. Sa population est majoritairement arabe et donc syrienne, avec aussi une minorité turque.On y rencontre des Arméniens bien sûr, puisque c’est à Antioche qu’en 1915, la marine française a recueilli quatre mille rescapés des massacres, ainsi que des Grecs, des Assyriens et puis des juifs. Il est donc rattaché par la France à la Syrie.

     En 1936, quand Léon Blum (Front populaire) arrive au pouvoir en France, il promet aux Syriens qui réclament leur indépendance de la leur octroyer dans un délai de trois ans. Mustafa Kemal, qui s'accommodait jusque-là du protectorat de la France sur le Sandjak, ne supporte pas qu'il puisse passer sous souveraineté arabe. Son ministre des Affaires étrangères exige qu'il devienne indépendant... mais séparé de la Syrie. Et pour faire passer le message, des agents provocateurs multiplient les attentats à Alexandrette.

     Mustafa Kemal se pose en conciliateur et ami de la France (!), mais dans le même temps proclame urbi et orbi que le Sandjak serait rien moins que le berceau de la race turque !

     De lassitude et dans la crainte (illusoire) que les Turcs nouent une alliance avec l'Allemagne hitlérienne, les Français conviennent donc avec les Turcs  et en sous-main de la Grande-Bretagne, le 29 mai 1937, de créer un État libre du Sandjak qu'ils administreront en commun. C'est une étape préliminaire à l'annexion par la Turquie, qui devient effective le 23 juin 1939, à la suite d'un référendum réalisé après que la majeure partie des Arabes aient cédé la place à des colons turcs. Le Sandjak est depuis lors une pomme de discorde entre la Turquie et la Syrie.

     Le Sandjak d’Alexandrette était le prix à payer pour obtenir la neutralité turque en attendant un pacte d'assistance mutuelle franco-anglo-turc qui sera signé le 19 octobre pour quinze ans, mais qui restera, essentiellement du fait des Turcs, lettre morte. En fait, la capitulation de la France face à l‘Allemagne nazie, en moins de 40 jours de combat, exonérera la Turquie de cet engagement. Ce qui veut dire que les Turcs ont reçu gratuitement le sandjak d’Alexandrette.

     Mais les minorités chrétiennes du sandjak d’Alexandrette se sentent trahies par la France. Des dizaines de milliers de maronites, d'Assyriens, d’Arméniens et des Grecs s’exilent en Syrie. Les mémoires et les lieux sont désormais turquifiés. Rétrospectivement, la cession d’Alexandrette est apparue comme une prime gratuite à l’état turc génocidaire des Arméniens et des Assyriens de la part d’un pays, la France, qui se présente, pourtant, comme «le protecteur des Chrétiens d’Orient».

     Les Turcs ont (une fois de plus) très bien joué.  En vérité, ils n’avaient aucune envie de s’engager dans une nouvelle guerre. Le pays était en reconstruction, ses dirigeants avaient connu la Première Guerre mondiale, en avaient subi les conséquences, ils ne faisaient pas le poids militairement et voulaient à tout prix garder la guerre au loin. En brandissant la menace qu’’une possible alliance turco-allemande aurait pu ouvrir les champs pétrolifères du Moyen-Orient au troisième Reich, ils ont donc su monnayer leur soutien aux Français. C’est ainsi qu'il finit par une deuxième pantalonnade le mandat français en Syrie, la première étant la perte de la Cilicie vingt ans plus tôt.

     La Syrie vivra douloureusement cette amputation du Sandjak d’Alexandrette - devenu l’actuelle province turque d’Hatay - désigné dans le langage populaire sous le vocable d’«Al Watan Al Salikh- la patrie amputée», cadeau empoisonné de la France à elle-même qui conditionnera pendant un siècle les relations entre Paris et Damas.

     La Syrie n’a jamais accepté cette amputation territoriale. Aujourd’hui encore, les cartes géographiques élaborées par les autorités de Damas incluent Antioche comme partie intégrante de la république syrienne.

     Il convient de signaler qu’actuellement Antakya (ex-Antioche), est la base arrière des rebelles syriens appuyés par les américains en Turquie.

 

21. L’implication des USA - Vers un remodelage du Moyen-Orient

     La situation déjà embrouillée de cette région fut davantage détériorée par l’ingérence impérialiste des USA devenus superpuissance suite à la dislocation de l’URSS. Le projet de «Grand Moyen-Orient» américain, souvent daté de la présidence Georges W. Bush est en réalité une préoccupation des stratèges américains depuis les années 70. Déjà en 1978, le principal conseiller aux affaires étrangères du président Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, parlait d’arc de crise en désignant le Moyen-Orient et l’année suivante l’universitaire Bernard Lewis suggérait une recomposition du Moyen-Orient favorable aux intérêts américains.

     Après le 11 Septembre 2001, les néoconservateurs gagnent une influence considérable au sein de l’équipe présidentielle, notamment sur la politique étrangère. Les guerres en Afghanistan (2001) et en Irak (2003) sont le fruit de cette volonté d’ingérence américaine pour contrôler cette zone stratégique. En 2004, l’«Initiative pour le Grand Moyen-Orient» (Great Middle East Initiative) est présentée, projet alléguant le développement économique et social dans la région comme moyen d’endiguer le terrorisme et installer la démocratie, Cette belle phraséologie cachait la véritable intention de ces promoteurs qui était le remodelage de la région en un ensemble de petits pays. En maintenant plus ou moins des conflits entre eux et en empêchant l’émergence d’une puissance régionale ennemie, les intérêts américains seraient favorisés.

     Toutefois, le passage de la théorie à la réalité s’avérera plus compliqué. Ce projet déjà très critiqué dans les pays arabes, ne faisait pas non plus pour autant l’unanimité dans l’administration américaine, partagée entre des courants colonialistes et d’autres plus réalistes. L’embourbement en Irak des troupes américaines et l’impossible stabilisation du pays a éloignée l’idée d’une contagion démocratique de la région à partir de Bagdad.

     C’est avec les «printemps arabes» que cette idée d’un «Grand Moyen-Orient» refait surface. L’unité territoriale de certains pays ne tenant que grâce au joug dictatorial, ces soulèvements ont laissé la porte ouverte à la possibilité d’un début de recomposition du Moyen-Orient. Les américains et leurs alliés européens s’y sont précipités avec l’emploi massif de la force militaire. C’est fut un échec. La Libye est aujourd’hui plongée dans le chaos des milices particulièrement dans le cas de la Cyrénaïque, alors que le sud du pays est désormais un espace incontrôlable où prospère Al-Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI). La Syrie est plongée dans un affrontement extrêmement violent entre les différentes communautés soutenues par des puissances rivales, ce qui a provoqué une vague d’émigration incontrôlable vers l’Europe, tandis que l’Irak subit les soubresauts de son voisin avec la montée en puissance de l’EI. La Palestine reste la victime du conflit israélo-arabe que les grandes puissances n’ont pas voulu résoudre. On promet solennellement la création d’un Etat palestinien, tout en s’engageant à défendre le droit d’exister d’Israël. Mais aucune option viable pour la réalisation d’un projet de paix n’est avancée, Israël se considérant à l’abri du fait qu’il possède l’arme nucléaire. L’Iran se trouve dans la ligne de mire, enjeu des intérêts rivaux entre la Russie et les Anglo-Américains. A cela s’ajoute les luttes d’influences des puissances régionales (Arabie Saoudite, Iran) déstabilisant encore plus la région sans que Washington ne puisse vraiment les stopper.

     Aujourd’hui, les Anglais se trouvent à nouveau à Bassora, protégeant ses riches champs de pétrole, tandis que leurs partenaires, les américains, luttent pour maintenir leur contrôle sur Bagdad. Les Anglo-Américains ont promis aux Irakiens : «indépendance», «souveraineté», «liberté» et «démocratie». Des unités militaires arabes, organisées en milices ou suivant des clans, se battent aux côtés des armées anglo-américaines, comme elles le firent jadis avec Lawrence d’Arabie, non contre un autre empire comme cela fut en 1916, mais contre le peuple irakien qui se soulève contre ce nouveau joug impérialiste.

     Devant la tournure des événements, plusieurs experts de la zone se penchent à nouveau sur une recomposition du Moyen-Orient dans les années à venir. En Septembre 2013, Robin Wright publiait une carte dans le New-York Times où il imaginait l’avenir de 5 pays (Syrie, Irak, Arabie Saoudite, Yémen et Libye) passant à 14 entités distinctes. Aujourd’hui ce redécoupage de la région parait encore prématuré, bien que déjà la question de l’indépendance du Kurdistan irakien (envisagée dans le traité de Sèvres et abandonné dans le traité de Lausanne) se pose de plus en plus sérieusement

 

Épilogue

     Les accords Sykes-Picot sont intimement liés à la conjoncture de la Première Guerre mondiale. Au début, les Français et les Anglais voulaient maintenir l'Empire ottoman, parce que tout simplement cela paraissait la meilleure formule juridique pour protéger leur présence et leurs intérêts économiques dans la région. Mais suite à l’expédition ratée des Dardanelles, la Russie a fait savoir qu'elle revendiquait Constantinople et les alentours. Les Français et les Anglais ont dû accepter la demande russe afin de maintenir la pression sur les Empires centraux sur deux fronts. À partir de ce moment-là, cela signifiait la fin de l'Empire ottoman. Il fallait donc étudier le partage de cet empire.

     Les négociations ont été confiées à deux diplomates qui n'étaient d'ailleurs pas à un haut niveau décisionnel, le Britannique Sir Mark Sykes et le Français François Georges-Picot. Au départ, on n'y attachait pas une grande importance, d'autant plus qu'on était en pleine guerre et qu'il y avait d'autres sujets beaucoup plus importants à s’en occuper. Les  deux hommes ont néanmoins durement négocié pour arriver à un texte qu'ils ont présenté aux autorités. Le document approuvé n'est en fait qu'un échange de lettres entre Paul Cambon, ambassadeur de France à Londres, et sir Edward Grey, secrétaire d'État au Foreign Office. Il n'y a donc pas un accord à proprement dit. Cet échange de lettres prévoit des zones directes et des zones indirectes de domination française et britannique. Le texte prévoit en outre la création d'un ou de plusieurs États arabes.

     Une fois approuvé par les gouvernements français et anglais, l'accord a été transmis à la Russie qui l'approuve à son tour avant qu'il soit enfin validé par l'Italie. Cet ensemble de documents diplomatiques est centré sur l'idée de zones sous contrôle direct, relativement limité, pour la France sur le littoral est de la Méditerranée et de la région de Cilicie. Pour le Royaume-Uni, le contrôle direct se focalise à la région entre Bagdad et Bassora. Le reste des terres intérieures est sous contrôle indirect de ces deux pays, qui dans la pensée de Sykes et Picot sera donné aux Hachémites qui seront dans une zone sous tutelle française et dans une autre zone sous tutelle britannique. À noter que dans cet accord, le mot Liban n'apparaît pas. Le mot Israël aussi. La Palestine est internationalisée.

     Contrairement aux Anglais, les Français manquent de stratégie et de tactique claires. Aristide Briand, alors chef de la diplomatie française, n’est pas un visionnaire. Par conséquent, le projet français manque d’audace et de grandeur. Par un tour de prestidigitation dont seule une diplomatie chevronnée a le secret, les Anglais vont retourner le projet français à leur profit édifiant un ensemble régional regroupant l’Irak, la Jordanie (Transjordanie à l’époque) et la Palestine, au grand dam de Français qui devront se contenter d’un projet de substitution très en deçà de leurs attentes avec les inévitables rancœurs qu’une telle défaillance suscitera. En conséquence de cette débilité diplomatique française, les Syriens, en guise de «grande Syrie» obtiendront finalement une «Syrie mineure» réduite à sa portion congrue au prix d’une quadruple amputation, délestée non seulement de tous les territoires périphériques (Palestine, Liban, Cilicie, Irak…), mais également amputée dans son propre territoire national du district d’Alexandrette rétrocédé à la Turquie !

     Sous l’impulsion du Colonel Thomas Edward Lawrence, l’ami des bédouins et espion en chef des Anglais dans la zone, les hachémites, supplétifs de la Couronne britannique, chassés d’Arabie par les Wahhabites, compenseront la perte de leur magistère sur La Mecque, par deux trônes, l’un en Irak, l’autre en Jordanie, avec en prime un accès à la mer, via Haïfa, en Palestine, sous mandat britannique. Ainsi, les Anglais se voient déjà maîtres du «Middle Eastern Empire», dont rêvaient les Premiers ministres Gladstone et Disraeli. Les juifs obtiendront, parallèlement, la mise en œuvre de la Promesse Balfour de Novembre 1917, prévoyant la constitution en Palestine d’un «foyer national juif», noyau du futur état israélien.

     À quelques exceptions près (perte par la France de la Cilicie reprise par Mustafa Kemal en 1920, intégration de Mossoul à l’Irak sous influence britannique, création des états d’Israël et de la Jordanie et du sandjak d'Alexandrette détaché de la Syrie et cédé à la Turquie par la France en 1939), les frontières des autres États de la région nées de la ligne Sykes-Picot sont toujours celles qui prévalent aujourd’hui au Moyen-Orient. Pourquoi ces frontières dans l'ensemble ont résisté au temps ? Parce que les habitants et les pouvoirs arabes et juifs se sont installés dedans. Beyrouth a pris le contrôle du territoire libanais, Damas celui de la Syrie, Bagdad du territoire irakien, etc. À noter toutefois qu'une bonne partie du tracé des frontières suit les limites administratives ottomanes. Ainsi, on peut dire que les Français et les Anglais ont dessiné les frontières, et que les Arabes ont colorié la carte.

     Tracées dans une logique de partage d’influence sur la région entre les français et les britanniques, ces frontières n’ont pas pris en compte les différences ethniques, tribales, religieuses. Aujourd’hui, l’échec de ces Etats à former une unité nationale accompagnée d’interventions  occidentales mal-gérées sur le long terme forment un terreau fertile pour l’implosion de ces pays.

  • Il est grand temps de tirer les leçons de l’histoire.

 

Dr. Angel ANGELIDIS

Ex-Conseiller au Parlement Européen

Vice-président de l’Institut de Gestion des Crises Géopolitiques, Thessalonique, Grèce

Bruxelles, le 29.09.2016

 


Notes de bas de page 

[1] Cf. Dr. Angel ANGELIDIS «À LA POURSUITE DU "GOEBEN" ET DU "BRESLAU" (04 - 10.08.1914)». www.angelidis.be

[2] Les multiples facettes de sa personnalité et de ses actes suscitent les interrogations et les polémiques parmi ses contemporains, comme le relate Benoist-Méchin : «Faut-il s’étonner, (…), si les critiques, déroutées par la complexité du personnage, ont porté sur lui les jugements les plus contradictoires ? Il aura été ‘’Un Tartuffe, un mythomane et un imposteur sans scrupule’’ pour Richard Aldington ; ‘’un baladin assoiffé de publicité personnelle’’, pour Lord Thomson ; ‘’une vraie menace pour la civilisation’’, pour Robert Grave ; ‘’un super espion auquel il serait temps d’arracher le masque’’, pour Ernest Thurtle, député aux communes ; peut-être ‘’un traitre’’, aux yeux de l’Emir Fayçal et du Chérif Hussein, pour lesquels il avait pourtant bataillé. Pourl’historien, Sir Martin Gilbert, Lawrence était en fait un «vrai sioniste» qui croyait dans un «état juif de la côte Méditerranéenne à la rivière du Jourdain» (ce que les Sionistes aujourd’hui appellent le «Grand Israël»). Son contemporain, le lieutenant-colonel Brémond, chef de la mission française au Hedjaz, a aussi contesté ses mérites. Cet officier, dont le rôle d'appui, au côté des Anglais, à la révolte arabe commençante est oublié, le qualifie de : «indiscipliné», «insolent», «tenue négligée», affirme qu'il «parle un arabe plus qu'approximatif», «dilapide le trésor de Sa Majesté pour soudoyer les tribus», «méprise les Arabes», «est viscéralement francophobe»... et que «nombre des exploits qu'il relate sont surestimés».

[3] Fin 1917, Lawrence  fut appréhendé par les Turcs à Deraa alors qu’il menait une mission de reconnaissance déguisé en Arabe. Il ne semble pas être reconnu, bien que sa tête ait été mise à prix. Il aurait fait l'objet de tortures suivies d'un viol par le Bey Turc, mais serait parvenu malgré tout à s’échapper. Ce traumatisme serait à l’origine d’une homosexualité jamais avouée directement et l’indice d'un «hétérosexuel réprimé».

Cf. http://www.lefigaro.fr/livres/2009/04/23/03005-20090423ARTFIG00380-l-histoire-vraie-de-lawrence-d-arabie-.php

[4] En 1898, la crise de Fachoda faillit déclencher une guerre entre la France et l’Angleterre. Les deux grandes puissances coloniales souhaitent relier leurs colonies par le biais d'une grande ligne de chemin de fer : l'Angleterre, du Caire au Cap ; la France, de Dakar à Djibouti. le poste militaire avancé de Fachoda au Soudan (aujourd'hui, Soudan du Sud), situé à la jonction des deux lignes en projet, devient alors l'enjeu majeur des deux armées. Le 18 septembre 1898, la mission française de Marchand et l'expédition anglaise de Kitchener se retrouvent face à face sur le Haut Nil. Sommée de reculer la France s'incline et doit reconnaître l'autorité britannique sur la totalité du bassin du Nil. Cette défaite entraîne un nouveau partage des colonies africaines entre Anglais et Français.

[5] Préalablement à la sanction que lui donnèrent M. Cambon et sir Edward Grey, l’accord Sykes-Picot avait été communiqué au gouvernement russe. Le 4/17 mars 1916, ce gouvernement fit connaître par des aide-mémoires adressés aux ambassadeurs de France et d’Angleterre à Pétrograd, que le consentement de la Russie était lié à l’exécution des accords lui attribuant Constantinople et les Détroits. Et, peu après, l’adhésion définitive du gouvernement russe s’effectua par la voie d’un échange de lettres entre M. Sazonow, ministre des affaires étrangères de Russie, et M. Paléologue, ambassadeur de la République française à Pétrograd, le 13/26 avril 1916. En vertu de ces documents la Russie annexait les régions d’Erzeroum, de Trébizonde, de Van et de Bitlis et une région du Kurdistan située au Sud de Van et de Bitlis ; en revanche, la Russie consentait à un agrandissement de la part française ; en effet, elle reconnaissait à la France la propriété du territoire compris entre l’Ala Dagh, Cesarée, l’Ak Dagh, l’Pildiz Dagh, Zara, Eghin et Kharpout

[6] Par l’accord interallié de Saint-Jean de Maurienne, conclu le 20 avril 1917, sous réserve du consentement du gouvernement russe, le gouvernement italien donna son assentiment aux articles 1 et 2 de l’accord franco-britannique de 1916. De leur côté, les gouvernements français et britannique reconnurent «les droits de l’Italie en ce qui concerne les conditions d’administration et d’intérêt» dans une zone verte et une zone C englobant les régions de Smyrne et d’Adalia.

[7] Cet accord fut précédé par un échange de Mémoires, entre les gouvernements russe, français et anglais, garantissant à la Russie, comme résultat de la guerre, la réunion, sous certaines conditions, des territoires suivants : la ville de Constantinople ; la rive Ouest du Bosphore, de la mer de Marmara et des Dardanelles ; la Thrace du Sud jusqu’à la ligne Enos-Midia ; les rives de l’Asie Mineure entre le Bosphore, le fleuve Sakaria et certains points du golf d’Ismid, à déterminer ultérieurement ; les îles de la mer de Marmara et les îles Imbros et Ténédos. Cf. Mémorandum de M. Sazonow du 19 février/4 mars 1915 ; Mémoire de l’ambassadeur de France à Pétrograd du 23 février/8 mars 1915 ; Mémorandum du gouvernement anglais du 27 février/12 mars 1915 ; réponse du gouvernement russe du 7/20 mars 1915.

[8] Adalia : ville fondée en 150 av. J.-C. par Attale II, roi de Pergame, qui l'appela Attaleia (en grec Ἀττάλεια, actuelle Antalya).

[9] Art. 9 du Pacte de Londres du 26 avril 1915 : «D’une manière générale, la France, la Grande-Bretagne et la Russie reconnaissent que l’Italie est intéressée au maintien de l’équilibre dans la Méditerranée et qu’elle devra, en cas de partage total ou partiel de la Turquie d’Asie, obtenir une part équitable dans la région méditerranéenne avoisinant la province d’Adalia où l’Italie a déjà acquis des droits et des intérêts qui ont fait l’objet d’une convention italo-britannique. La zone qui sera éventuellement attribuée à l’Italie sera limitée, le moment venu, en tenant compte des intérêts existants de la France et de la Grande-Bretagne».

«Les intérêts de l’Italie seront également pris en considération dans le cas où l’intégrité territoriale de l’Empire ottoman serait maintenue et où des modifications seraient faites aux zones d’intérêt des Puissances ».

«Si la France, la Grande-Bretagne et la Russie occupent les territoires de la Turquie d’Asie pendant la durée de la guerre, la région méditerranéenne avoisinant la province d’Adalia dans les limites ci-dessus sera réservée à l’Italie qui aura le droit de l’occuper».(I documenti diplomatici dellia pace orientale, par Amedeo Giannini, Rome, 1922, p. 7).

[10] Cf. Manifeste du 9 avril (27 mars) 1917 du gouvernement provisoire russe reconstitué.

[11] Cf. Message du 22 janvier 1917 au Sénat américain ; Message du 10 juin 1917 au gouvernement provisoire russe.

[12] See “The League of Nations. A practical suggestion”, by Lt. Gen. the Rt. Hon. Z. C. Smuts.

[13] Le Sénat a estimé que l’offre ne répondait à aucune des conditions développées dans le rapport des commissaires américains King et Crane, qui, aidés de nombreux experts, se livrèrent (du 10 juin au 21 juillet 1919) à une enquête en Palestine, en Syrie et en Cilicie, ainsi que dans le rapport du général Harbord qui a commandé une mission militaire américaine en Arménie en septembre 1919. En réalité les visions américaines sur les mandats étaient beaucoup plus amples que la seule Arménie. Dans les «Recommandations» qui terminent leur rapport, les Commissaires King et Crane proposent les solutions suivantes du problème turc : Trois États devraient être formés, totalement indépendants l’un de l’autre, l’État arménien, l’État international de Constantinople et l’État turc. Chacun de ces États serait placé sous un mandat spécial ; mais, en même temps, un mandat général serait créé pour l’ensemble des trois États, comprenant toute l’Asie Mineure : il y aurait donc des gouverneurs séparés pour l’Arménie, pour Constantinople et pour la Turquie, et un gouverneur général pour toute l’Asie Mineure. Les Commissaires américains étaient d’avis que le mandat général, aussi bien que les trois mandats spéciaux, devraient être pour plusieurs motifs donnés aux USA !!!

[14] Cf. Giannini, “I documenti diplomatici dellia Pace orientale”, p. 29. «Le gouvernement hellénique maintient les revendications formulées dans le Mémorandum adressé par M. Vénizelos le 30 décembre 1918 à la Conférence de la Paix au sujet de l’Asie Mineure, et le gouvernement italien s’engage à lui prêter tout son appui. De son côté, la Grèce s’engage à prêter tout son appui aux revendications du gouvernement italien en Asie Mineure» (point 4, § 2, de l’accord Tittoni-Vénizelos).

[15] Certains analystes y voient la main d’une vaste conspiration visant à éviter aux Alliés les frais d’une occupation armée prolongée de l’Empire ottoman qui comportait pour eux aussi les risques d’un «Djihad» à déclencher par les musulmans opprimés de l’Asie-mineure et du Moyen-Orient. Les Alliés auraient alors sciemment appuyé Mustafa Kemal - qui d’après certaines sources fut un adepte de la communauté secrète des «Dönmeh» (issus d’une communauté séfarade expulsée alors d’Espagne et venue s’établir dans la Grèce sous domination ottomane ), un franc-maçon et un agent secret britannique - de renverser le régime traditionnaliste du sultan et de le remplacé par un régime révolutionnaire occidentalisé et «laïque», avec lequel ils pourraient ensuite faire des affaires en toute sécurité. L’évolution des évènements fait beaucoup réfléchir sur la crédibilité de cette hypothèse… 

[16] Une «fatwa» est, dans l'islam, un avis juridique donné par un spécialiste de loi islamique sur une question particulière. En règle générale, une fatwa est émise à la demande d'un individu ou d'un juge pour régler un problème où la jurisprudence islamique n'est pas claire. Dans les pays où la loi islamique est la base du droit civil et droit pénal, les fatwas sont débattues par les prélats nationaux avant d'être émises, après qu'un consensus a été obtenu. Dans ces cas, ils sont rarement contradictoires et ont force de loi. Exemple : La fatwa demandant l'assassinat de Salman Rushdie, auteur du roman «Les Versets Sataniques».

[17] En échange de la cession de la région de Batumi, en août 1920, les Soviétiques avaient promis de livrer aux forces kémalistes 60 pièces d'artillerie Krupp, 30.000 obus, 700.000 grenades, 10.000 mines, 60.000 épées roumaines, 1,5 million de fusils ottomans capturés durant la Première Guerre mondiale, un million de fusils russes, un million de fusils Mannlicher, ainsi que d'autres fusils britanniques Martini-Henry plus vieux et 25.000 baïonnettes. Source : Wikipedia.

[18] En octobre 1920, le jeune roi Alexandre Ier de Grèce est mordu par un singe dans les jardins du palais royal et meurt, peu de temps après, de septicémie. La mort du roi va provoquer un effet domino aboutissant à «la Grande catastrophe» de l'histoire grecque récente. Dans l'immédiat, il laisse la nation sans souverain. Ennemi farouche de Constantin pendant la Première Guerre mondiale, Venizélos s'oppose à la restauration de l'ancien souverain. Sûr de lui, Venizélos commet l’erreur de convoquer des élections législatives anticipées pour le 1er novembre 1920. Dans la campagne électorale, la question du régime oppose les venizélistes aux anti-venizélistes qui soutiennent le retour de Constantin Ier sur le trône. Les électeurs créent la grande surprise en votant massivement contre les vénizélistes qui ne remportent que 118 sièges de députés sur un total de 369. Venizélos choisit de quitter le pays et de partir en exil. Après les élections, un nouveau gouvernement, incarné par Dimitrios Rallis, organise un plébiscite destiné à rappeler Constantin Ier au pouvoir. Pourtant, à l'étranger, la restauration du beau-frère du Kaiser est mal vue et les Alliés font savoir à Athènes qu'ils priveraient la Grèce de tout soutien si l'ancien roi remontait sur le trône. Les Grecs ne tiennent pas compte de cet avertissement, ce plébiscite est organisé en décembre et les résultats truqués donnent 99 % de voix en faveur du retour de l'ancien monarque. Les Alliés sont furieux et la Grèce se retrouve isolée sur la scène internationale. Les kémalistes recevront même une importante assistance militaire de la part de l'Italie et de la France. Les Italiens sont furieux d'avoir perdu leur mandat sur la région de Smyrne au profit de la Grèce et ils utilisent leur base d'Antalya pour armer et entraîner les troupes de Mustafa Kemal contre les Grecs. Les Français signent des accords avec Mustafa Kemal,  et lui cèdent l’armement des forces françaises en Cilicie qu’ils évacuent fin 1921. Le retour de Constantin au pouvoir a aussi des conséquences graves ailleurs qu'au niveau diplomatique. Dans l'armée, la défaite électorale de Venizélos conduit à l'éviction de tous ses partisans du commandement, et cela au moment où l’armée grecque marche sur Ankara. Les vétérans de la Première  Guerre mondiale, expérimentés et responsables de la conquête de Smyrne et de l'Asie Mineure, sont congédiés tandis que le commandement suprême de l'armée est confié au général Anastasios Papoulas, un proche de Constantin, plus familier des cartes d'état-major que de la logistique des troupes. Les Grecs avancent en territoire turc sans objectif stratégique clair et les mois passent en combats et longues marches. La seule stratégie suivie par l'état-major consiste à donner un coup fatal aux nationalistes turcs afin de les forcer à accepter le traité de Sèvres. Cette stratégie peut certainement paraître politiquement raisonnable au début du conflit, mais elle se révèle finalement être une grave erreur de calcul. De fait, les Grecs combattent un ennemi qui ne fait rien d'autre que battre en retraite et renouveler ses lignes de défense afin d'éviter l'encerclement et la destruction. Le temps passe en faveur des Turcs qui se renforcent, alors que les Grecs s’affaiblissent. Bien que l'armée grecque ne manque pas de soldats, de courage et d'enthousiasme, elle manque rapidement de presque tout le reste. Sa faiblesse économique et démographique empêche la Grèce de supporter une mobilisation prolongée et elle atteint rapidement ses limites. L'armée hellène outrepasse ses capacités logistiques et se montre incapable d'occuper un territoire aussi vaste, d'autant qu'elle doit constamment faire face aux attaques de réguliers et d'irréguliers turcs. L'idée qu'une armée aussi importante que celle de la Grèce pourrait soutenir son offensive en vivant principalement sur les territoires occupés se révèle également une erreur. Cependant, en dépit des nombreuses erreurs stratégiques et opérationnelles commises par les dirigeants grecs, les principales raisons de la défaite de la Grèce furent ’abandon, voire le torpillage du traité de Sèvres par les Puissances, suivi du renversement des alliances en faveur de la Turquie.

[19] Francesco Saverio Nitti, du parti Radical historique, président du Conseil et ministre des Affaires Étrangères d’Italie, du 23 juin 1919 au 16 juin 1920, il s'oppose, en particulier, au démembrement de l'Allemagne et à la politique de réparation imposée à ce pays par le traité de Versailles.

[20] Source : http://www.imprescriptible.fr/mandelstam/c1/p6

[21] En octobre 1916, au Caire à l’initiative de l’Arménien Boghos Nubar Pacha, en accord avec les accords Sykes-Picot, une Légion d’Orient  avait été formée. Elle était constituée de volontaires arméniens et syriens. Une mission française dirigée par le Commandant Romieu, arrive au Caire en novembre 1916 pour instruire les recrues. Début 1918, la Légion d’Orient rejoignit le détachement français de Palestine et de Syrie, rattaché aux troupes britanniques. Le général Allenby préparait alors son attaque sur la Palestine. La Légion d’Orient combattit de ses cotés jusqu’à la conclusion de l’armistice de Moudros signé avec les Turcs le 30 octobre 1918.

[22] Mersine : ville portuaire de la Cilicie (en grec Μερσίνα), nommée Zephyrion (en grec ancien Ζεφύριον) durant l’époque des Seleucides, connue au nom latinisé de Zephyrium durant l’époque Romaine.

[23] Lieu de naissance de l’apôtre Paul. «Je suis Juif, reprit Paul, de Tarse en Cilicie, citoyen d'une ville qui n'est pas sans importance… » (cf. ↑ Ac 21,39).

[24] Ont participé à la campagne de Cilicie les unités françaises suivantes :

- Ex. 156ème D.I., entièrement reconstituée : plus tard, 1ère Division du Levant - Débarqua à partir du 1.11.1919.

- 1ère Brigade : Général Bordeaux, avec les : - 17ème R.T. Alg. - 17ème R.T.S. (1.11.19), puis, 14ème R.T.S. (12.6.20).

- 2ème Brigade : Général Martz, avec les : 412ème R.I. - 18ème R.T. Alg.

- Cavalerie : 2ème Régiment de Cavalerie du Levant.

- Artillerie : 274ème Régt d’Art. de Tunisie, à trois groupes de 75. Parc d’Artillerie Divisionnaire (P.A. D.1).

- Génie : 52ème Compagnie du 33ème Bataillon de Sapeurs-Mineurs.

- Transmission : Détachement Télégraphistes de la Compagnie ST/52 du 43ème Bataillon.

- Aviation : Escadrilles 56 et 458 du 35ème Régiment d’Aviation d’Observation.

- Train : 4ème et 5ème Escadrons du Train des Equipages.

- Services : 135ème Escadron de Transport Automobile. Section T.M. 1319 - Section Camionnettes 905. 33ème Section de C.O.A. - 33ème Section Infirmiers Militaires Coloniaux. Ambulance 5/L - 35ème T.E.M. - 9ème B.D.1 135ème T.E.M. - Section Sanitaire 42.

 (sources : Service Historique de l’Armée de Terre à Vincennes : S.H.D)

Inscriptions sur les emblèmes : 17ème R.T.A. (Maroc 1923-26) - 18ème R.T.A. (Levant 1920-1926). 14ème R.T.S. (Levant 1920-1921) - 17ème R.T.S. (Levant 1920-1927). 412ème R.I. (Verdun 1916-1917 - Le Matz 1918 - Soissonnais 1918.

 (Sources : Bibliothèque des Archives Historiques, Paris). 

[25] Le Colonel Brémond explicite mieux sa pensée dans une lettre du 09.02.1920, à M.de Peretti della Rocca, ministre plénipotentiaire:

Adana, le 9 février 1920,

Monsieur le Ministre,

« …La Cilicie est en effet le point de contact entre la Mer Méditerranée et la voie ferrée Londres et Paris à Calcutta et Shanghai ; elle a au point de vue des communications terrestres ou aériennes une importance de même ordre que le Canal de Suez pour les communications maritimes. [...]

La Cilicie a produit 180.000 balles de coton en 1913; en 1919 elle n'a donné que 30.000 balles. Nous espérons cette année arriver de 60 à 100.000 balles. Mais il nous manque le charbon et les machines à labourer, la main-d'œuvre, les semences sélectionnées.1920 ne sera encore qu'une année d'attente mais en 1921 nous pouvons espérer rattraper et dépasser 1913. Les mémoires Allemands que nous avons retrouvés sur place évaluaient à un million de balles la récolte possible de la Cilicie organisée. Nous avons mis la main sur la presse à coton allemande d'Adana. Mais la culture du coton ne prendra tout son développement qu'avec des sociétés financières puissantes capables d'organiser l'irrigation la récolte et le transport; des capitaux importants sont absolument nécessaires; jusqu'ici il n'y en a pas en Cilicie et le loyer de l'argent atteint souvent 30%; la banque agricole que j'ai améliorée mais que je n'ai pu réorganiser comme je l'aurai voulu faute de Personnel, prête à 9% et ce taux est trouvé très modéré; c'est vous dire le besoin que nous avons de capitaux français. Il est possible ici de constituer un domaine de 30 à 40 mille hectares en majeure partie irrigables sans grandes difficultés ; [...]

Quant au sort futur de la Cilicie, il est écrit. Par la force des circonstances 120.000 Arméniens y ont été amenés. Ils y forment plus du quart de la population, le quart de beaucoup le plus actif et le plus homogène; dans 15 ans ils auront facilement doublé, et formeront la majorité. D'autre part si l'occupation française et l'Administration française cessaient ici, le massacre recommencerait une heure après notre départ. Enfin la Cilicie est pour nous un espoir de consolation de l'Egypte tant par sa valeur propre que par sa situation sur une grande [ligne] de communication mondiale.

Il n'est pas douteux que les Turcs ont fait ici en face de nous figure d'ennemis irréductibles; ils continuent à s'inspirer des traditions allemandes et font à l'exécution des conditions de l'armistice des oppositions sournoises calquées sur celles qu'on nous oppose à Berlin. On parle de l'amitié du Turc pour la France : la vérité est que le Turc est boche, qu'il reste boche avec enthousiasme, qu'il ne compte que sur le relèvement de l'Allemagne pour se relever et que nous le retrouverons contre nous à côté de l'Allemagne dans la prochaine guerre. Tous travaillent contre nous de manière sournoise quand ils nous sentent forts ou résolus, de manière impudente ou même insolente quand ils croient nous avoir aveuglés par leurs protestations de fausse amitié. Malgré tous mes efforts, malgré ma volonté arrêtée de travailler avec eux, je n'ai jamais pu trouver un seul Turc qui ait agi avec nous autrement qu'en ennemi. [...]

Ce sont là des vérités qui sont mal connues à Paris, à Constantinople ou même à Beyrouth; des directives de conciliation avec la Turquie continuent à être ordonnées, et nous faisons ici des efforts continuels et d'ailleurs malheureux pour les suivre. Constantinople a trouvé à nous envoyer comme vali à Adana un homme qui parle allemand, qui a été élevé en Allemagne et qui a pour nous les mêmes sentiments qu'un Allemand. C'est vous dire que la vie n'est pas tous les jours facile ici; et que ce n'est pas sans une certaine fierté que nous voyons la Cilicie rester tranquille au milieu de l'insurrection générale soulevée d'Ourfa à Marache et à Alep, en attendant qu'elle nous vienne de Konia. [...]

En résumé à l'heure actuelle nous ne pouvons compter ici que sur les chrétiens; encore les Arméniens ont-ils des buts nationaux qui les mettent fréquemment en opposition avec nous. Quant aux Musulmans, si nous faisons de la politique turque, les Turcs les coaliseront entièrement contre nous. Si au contraire nous faisons de la politique musulmane, ne donnant aux Turcs que la situation qui leur revient d'après leur nombre et leur importance commerciale, industrielle ou financière, nous pouvons rallier la majeure partie d'entre eux. [...]

Il y a en effet en Cilicie des Tcherkess, des Kurdes, des Arabes, mais très peu de Turcs; si on faisait partir les fonctionnaires, il faudrait chercher pour trouver une population turque. Au point de vue du principe des nationalités les Turcs n'ont donc rien à faire en Cilicie, où ils sont des étrangers oppresseurs sans rapports avec la population : la seule chose en leur faveur est l'emploi de leur langue, qui tenait à la défense faite aux autochtones d'employer leur langue propre, défense qui était appuyée de procédés violents. » [...]

Source : http://www.eliecilicie.net/bremond.htm CHAN 594 AP /4

[26] Cf. «L’Asie française», n° 188, p. 9-10.

[27] Cf. «L’Asie française», n° 194, juillet-août 1921, p. 312-329.

[28] Homme jovial et rondouillard, franc maçon (initié à la loge «Thémis» le 28.06.1899), enseignant, journaliste qui fut correspondant de guerre pendant la guerre du Soudan, puis pendant la guerre gréco-turque (1897), membre du Parti radical-socialiste, ex-député, ministre d'Étatde septembre à novembre 1917 dans le gouvernement conduit par Paul Painlevé.Alors il se relia avec Briand et dénonça Clémenceau en pleine apothéose. Briand fit de ce bon allié un négociateur officiel à Angora où Il rencontre Mustafa Kemal dont il devient un proche après avoir signé avec lui, en octobre 1921, le traité d'Ankara, première reconnaissance de jure de la nouvelle Turquie par un état occidental (elle avait déjà été reconnue de facto par la France avec l'armistice de Cilicie en mai 1920.Il paraît que  Franklin-Bouillon courtisait le poste diplomatique de Washington. C'est un gros morceau. Le Gouvernement serait tout juste disposé à lui accorder celui d’Angora en récompense de ses intrigues avec Mustafa Kemal. Il était surnommé par certains "Washington Potage".

[29] Cf. «L’Asie française», décembre 1921, n° 197, p. 482.

[30] Cf. «L’Asie française», décembre 1921, n° 200, p. 120-122. 

[31] Cf. «L’Asie française», décembre 1921, n° 199, p. 71-74.

[32] Le colonel Mougin après l'occupation de Constantinople fut désigné par le Général Franchet d’Espèrey comme agent de liaison entre le ministre de la guerre ottoman et lui-même. Par la suite, il finit comme représentant officieux de la France auprès de Mustafa Kemal dont il fut souvent le conseiller. Son rôle essentiel fut d'avoir servi d'intermédiaire entre le politicien radical le franc maçon Henry Franklin-Bouillon (ex député, ministre d'État et président de la commission des affaires étrangères) et leur ami commun Mustafa Kemal. Les messages que Mougin adressait fréquemment aux différents ministères à Paris étaient transmis par le Haut-Commissaire français à Constantinople. Le Général Pelle qui connaissant ses sentiments turcophiles le surnommait Mougin pacha. Mougin accompagna et conseilla aussi la délégation de Mustafa Kemal dirigée par Békir Sami bey à la conférence de Londres en février 1921.

[33] La France cède alors gratuitement aux armées turques 10.000 uniformes, 10.000 fusils Mauser, 2.000 chevaux, 10 avions Bréguet ainsi que le centre télégraphique d’Adana et les ports de Méditerranée qu'elle contrôlait. La France construit finalement une usine de munitions à Adana pour fournir l'armée nationaliste. (Source : Wikipedia).

[34] Un sandjak signifie littéralement «étendard» et est le nom d’une des principales circonscriptions territoriales de l'Empire ottoman.

[35] Antioche (en grec Ἀντιόχεια) fut fondée vers 300 av. J.-C. par Séleucos Ier Nicator après sa victoire d'Ipsos sur Antigone le Borgne, il l'appelle Antiocheia (en grec Ἀντιόχεια) en souvenir de son père Antiochos.On la connaît aussi sous le nom d’Antioche sur l'Oronte.La ville est dans la plaine fertile de l'Amuq, abritée par de petits massifs montagneux (le mont Staurin et le mont Silpion) qui défendent son approche et fournissent des piémonts aisés à fortifier. Elle est sans cesse agrandie, ce qui lui vaut la qualification de Tétrapole (cité quadruple) par le géographe Strabon.La cité compte de 300.000 à  400.000 habitants à la fin de la période hellénistique, soit deux fois plus que sa population actuelle. Après la conquête romaine en -64 AD par Pompée, elle devient la capitale de la province de Syrie et conserve le surnom de «Couronne de l'Orient». Sous le règne de Tibère, la ville est étendue vers le nord, reçoit une enceinte unique et son centre de gravité devient une avenue d'environ 30 m de largeur comportant 3.200 colonnes, presque parallèle à l'Oronte, séparant le quartier d'Epiphanie du reste de la cité. Ce type d'urbanisme sera ensuite imité par presque toutes les cités d'Orient. Antioche, compte alors environ 500.000 habitants, et est la troisième ville de l'empire, derrière Rome et Alexandrie.La cité est détruite en grande partie par un terrible tremblement de terre en 526, puis prise et pillée de nouveau par les Perses en 540 qui déportent une grande partie de sa population dans les environs d'Ecbatane. La ville est reconstruite par Justinien qui élève une nouvelle muraille, sur une superficie plus réduite, et la refonde sous le nom de Théoupolis (Cité de Dieu). Envahie par les Perses Sassanides en 614, puis reprise par Héraclius, elle est enlevée par les Arabes en 638 sous le califat d'Omar. Antioche redevient byzantine en 966 lors de la reconquête de Nicéphore Phocas. Un siècle plus tard, en 1084, les Turcs seldjoukides s'en emparent. La ville est conquise par les croisés le 2 juin 1098 après un siège de 8 mois. Ils en font la capitale d'une principauté au profit de Bohémond Ier de Tarente, fils aîné de Robert Guiscard. Après la victoire de Saladin à la bataille de Hattin (1187), cette principauté décline assez rapidement et se limite aux faubourgs d'Antioche. La ville est reprise par le sultan mamelouk Baybars en 1268. Sa chute annonce la fin de la domination chrétienne en Syrie.Les Turcs prennent la ville en 1489.En 1915, choisissant de résister par les armes au lieu de se laisse faire massacrer, les Arméniens persécutés par les Turcs se retranchent sur le Musa Dagh («la montagne de Moïse»), entre la ville et la mer, et seront évacués in extremis par la marine française.

 


 

Lawrence of Arabia's map presented to the Eastern Committee of the War Cabinet in November 1918. On note la diminution importante des zones sous administration directe ou indirecte française par rapport à la carte de l'accord Sykes-Picot. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Lawrence_of_Arabia%27s_map,_presented_to_the_Eastern_Committee_of_the_War_Cabinet_in_November_1918.jpg
Versailles Conference. Left to right: Rustum Haidar, Nuri as-Said, Prince Faisal (front), Captain Pisani (rear), T. E. Lawrence, Faisal's slave (name unknown), Captain Hassan Khadri. Source :https://commons.wikimedia.org/wiki/File:FeisalPartyAtVersaillesCopy.jpg

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https://fr.wikipedia.org/wiki/Campagne_de_Cilicie

http://www.western-armenia.eu/stat.gov.wa/fr/2012/La_politique_civilisatrice_de_la_France_Rapport_n1.pdf

https://www.senat.fr/histoire/1914_1918/commission_des_affaires_etrangeres/presentation/69_s_268.html

http://armeniantrends.blogspot.be/2014/06/les-armeniens-de-cilicie-et-le-genocide.html

http://www.armenweb.org/espaces/reflexion/dossier_17.htm

http://armenologie.blogspot.com/2015/04/cilicie-pourquoi-les-francais-ont-ils.html

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http://denisdonikian.blog.lemonde.fr/2014/07/09/368-avant-le-traite-de-sevres-1920/

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http://www.imprescriptible.fr/mandelstam/c17/p1

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http://www.history.com/this-day-in-history/ottoman-empire-declares-a-holy-war

http://serpent-libertaire.over-blog.com/2014/10/bout-de-turquie-en-syrie-en-zone-tenue-par-l-ei-la-tombe-de-suleiman-shah-concentre-les-tensions.html

http://lautrecotedelacolline.blogspot.be/2014/02/la-guerre-dindependance-turque-1918.html

http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=51772

http://graduateinstitute.ch/home/relations-publiques/news-at-the-institute/news-archives.html/_/news/corporate/2016/les-temps-du-moyen-orient-de-syk

http://www.academia.edu/8361736/Lobsession_allemande_dans_la_production_du_savoir_militaire_fran%C3%A7ais_sur_larm%C3%A9e_ottomane_et_turque_1883-1933_in_Gu_ne%C5%9F_I%C5%9Fiksel_et_Emmanuel_Szurek_dir._Turcs_et_Fran%C3%A7ais._Une_histoire_culturelle_1860-1960_2014_Paris_PUR_pp._151-162

Louis Paul MESNIL (1880-1924), commandant du 2ème Bataillon du 412° RI, héros de Bozanti (Cilicie).

     ANNEXE 1 

 

LA CAMPAGNE DE CILICIE : UNE PAGE SOMBRE DE L'HISTOIRE DE FRANCE

 

 

     Louis Paul MESNIL, commandant du 2ème Bataillon du 412° RI, débarqua à Mersine le 21 Août 1919. Il fut désigné pour relever, en Novembre 1919 dans le Secteur du Taurus, les troupes Britanniques. Il campe avec son bataillon à BOZANTI dans le massif de Taurus, point stratégique important dominant la route et la voie ferrée sur les vallées qui relient l’Anatolie à la Cilicie. Mission dure, car il fallait s’isoler à 80 kilomètres du gros des forces françaises, dans une région battue par l’ennemi. Trois compagnies étaient faites de jeunes soldats, dont beaucoup de volontaires, des classes 18 et 19, la quatrième de tirailleurs. Tous les officiers étaient vétérans de la Grande Guerre. Il y avait à l’effectif 912 hommes et une femme - car Madame MESNIL suivait son mari. Elle était l’infirmière du bataillon.

    Vers le 20 mars 1920, le bataillon MESNIL s’installe à BOZANTI autour de quelques baraques. Il creuse des trous et des tranchées, place des blockhaus, tend des fils de fer… Dès le 26 mars, l’ennemi est en vue du fortin. Ce sont des bandes de Tchétés, des irréguliers kémalistes. Le 27, ils s’élancent à l’assaut. L'attaque est brisée, des centaines de Turcs couvrent la terre et les Français n’ont que trente blessés.

     Cependant, les Turcs n'abandonnent pas, encerclent et siègent le fortin. La position francaise est balayée par les tirs ennemis. On décide alors d’installer les blessés en dehors de l’enceinte proprement dite, dans un emplacement qui semble mieux abrité et facile à défendre. Ce sera l’occasion d’un premier malheur. Le 2 avril, une troupe de Tchétés parvient à surprendre la petite garnison de l’hôpital. Les blessés et les défenseurs sont massacrés. Seule, Madame MESNIL, qui avait suivi les ambulances, est épargnée, prisonnière.

  • "- Vous allez écrire à votre mari une lettre où vous le supplierez de cesser une résistance inutile", lui dit le chef de la bande turque;
  • "- Je refuse".
  • "- Eh bien ! vous serez à la prochaine attaque poussée devant nos soldats".
  • "- Vous commettrez une lâcheté inutile… Mon mari tirera quand même".

Alors un message est envoyé au commandant pour le prévenir. Il répond simplement :

  • "- Je suis ici par ordre… Je m’y défendrai… Je n’ai pas à m’occuper du reste…"

     Pendant deux mois les attaques se renouvellent sans cesse. Isolée de tout, coupée des lignes françaises, se sachant ignoré de la Patrie lointaine, la petite garnison fait des prodiges. Elle repousse toutes les attaques menées contre BOZANTI en infligeant aux assaillants de lourdes pertes (plus de 700 hommes d'après le propre aveu des Turcs). Le 26 mai au matin, un avion qui vient des lignes françaises jette un message : "Toutes les colonnes envoyées pour vous délivrer ont échoué… Votre mission est terminée… Vous êtes libres de vos décisions…". Le général Gouraud, Haut-commissaire du Gouvernement français au Levant de 1919 à 1923, ne fera plus rien pour les sauver ! Non plus d'ailleurs le pacifiste Aristide Briand, Ministre des Affaires Étrangères, qui préfère négocier un accord secret avec Kemal pour se retirer de la Cilicie !

     Ne pouvant plus être secouru et ayant épuisé la presque totalité de ses munitions et vivres, Paul MESNIL tente, le 27 Mai 1920, à rompre les lignes turques. Le bataillon MESNIL, chef en tête, rassemblé sur un seul point, se jetait furieusement sur la ligne turque, et après deux heures d’un dur combat féroce, avec des alternatives de revers et de succès, la brisait et passait… Les vaillants laissaient sur le terrain 60 tués et 198 blessés. Les Turcs, gênés dans la poursuite, les perdaient dans la nuit.

     Retraite terrible. Des guides arméniens mènent la marche. Les jeunes soldats, minés par les privations, par les fatigues et par les fièvres, gravissent avec peine les pentes de la montagne. En 48 heures, la colonne parcourt 50 kilomètres. Mercines n’est plus qu’à 30. On ne laisse pas de trainards. Les plus solides se relaient pour porter les blessés. Farouche, la volonté du Chef plane sur la troupe et l’enlève. L’espoir commence à venir…

     Mais, le 28 au matin le bataillon s’engage dans un ravin et tombe dans une embuscade. Une rafale de balles descend des rochers et des taillis qui dominent la colonne. Deux cents hommes tombent. La minute est poignante. "En avant !",  crie le commandant qui sait que, tant qu’à mourir, il faut mourir en chargeant. Les restes du bataillon MESNIL suivent le chef héroïque. Les Turcs sont rejetés à la baïonnette. Encore, la route est libre. Mais il fait grand jour et la vallée s’emplit d’ennemis. Alors, on cherche salut vers les hauteurs… Vers 4 heures du soir, le bataillon Mesnil s’est réfugié sur un piton, à 3.300 mètres d’altitude. Les hommes sont dans la neige jusqu’aux genoux. Beaucoup sont tombés sur la route, épuisés. A 5 heures, les Tchétés sont signalés. Alors le Commandant MESNIL réunit ses officiers et sous-officiers, et après quelques paroles déchirantes, ayant avoué qu’il n’avait plus ni vivres ni munitions, il leur dit simplement : «Mes amis, je n’ai pas le droit de vous demander davantage... ». Puis il fit accrocher un linge au bout d’une baïonnette et il se rend.

     Horrible suite. Les blessés sont fusillés sur place, comme le seront tout le long de la route les infortunés trainards. Déchaussés, obligés de marcher pieds nus dans la neige ou sur les roches, roués de coups, les captifs sont conduits de villages en villages. Le commandant MESNIL est au milieu d’eux, rejoint plus tard en prison par sa femme. Brave sous le feu, il sait l’être plus encore devant ses gardiens-géôliers. Vingt fois il est jeté au cachot pour avoir défendu encore et encore ses camarades, pour avoir crié sa douleur, son dégout et sa colère devant leur martyre.

     Les traitements infligés aux prisonniers français sont atroces, inimaginables. Ils sont logés dans un sombre cachot sans eau pour boire, où ils ne peuvent même pas se tenir debout ; ils ont pour gardiens des déserteurs coloniaux (arabes algériens) que les Turcs emploient à cet usage. Chaque jour et plusieurs fois par jour ils sont frappés à coup de bâton sous la plante des pieds, sur les fesses et sur les reins.

l     Le caporal CHOVIN après sa libération, fit parvenir un rapport détaillé dont voici un extrait :
"Là, je fus jeté dans un cachot où je retrouvais, exténué, le soldat CORNET de l’E.M. et le tirailleur matricule 72. A la tombée de la nuit, nous fûmes appelés tour à tour dans la chambre au-dessus. On me lia les pieds avec une bretelle de fusil que deux déserteurs (tirailleurs algériens) tenaient ; d’autres détenus me tenaient par les jambes, la tête et les épaules, les bras croisés ; le chaouch turc (sous-officier) alors s’armant d’un gros bâton me frappa à dix reprises et, de toutes ses forces, sur le dos, les hanches et les mollets. Il cassa un de ces bâtons sur mes jambes. Puis, pouvant à peine me tenir debout, courbaturé, je fus poussé à nouveau vers la cellule commune.
Ce matin, à nouveau, même correction augmentée de quelques coups. Mes camarades ont reçu, à l’heure actuelle, quoique entrés le même jour que moi, plus de 80 coups de bâton : ils ont les pieds en sang, sont fourbus et moi je me trouve dans un abattement extrême, car, je le ferai remarquer, je suis paludéen, ayant souvent des accès de fièvre (je suis resté couché toute la journée d’avant hier) et suis par conséquent très faible."

     …Martyre interminable ! Lors des accords de  mars 1921, Monsieur Henry Franklin Bouillon néglige de demander la délivrance de ces malheureux. Et ce n’est qu’après 16 mois d’une abominable captivité que les 207 revenants des 912 héros de BOZANTI sont rendus à la France. Le Commandant MESNIL, le chef, revient, lui, sur un brancard, touché à mort. Fort comme toujours, il semble pourtant vouloir triompher des ravages du mal et traîne debout pendant vingt mois une lente agonie : puis, vaincu, succombe.

     Après sa captivité, le Commandant Mesnil est à Damas, instructeur au cours de perfectionnement technique de l'Armée du Levant jusqu'en octobre 1922. Puis il participe à l'occupation, par l'Armée Française, des pays Rhénans et de la Rhur. Cependant l'épreuve de la captivité rend la santé du Commandant précaire... Il décède à Coblence, en Allemagne, le 23 juin 1924. Il est âgé de 44 ans !
 


Source: http://www.eliecilicie.net/mesnil_cilicie.htm


 

 

Mustafa Kemal et Ismet Inonou accueillent le député français Franklin-Bouillon, ainsi que le Colonel Sarrou, à la gare de Dorylaion (Eski Shehir) en mai 1921. Sur la photo, les deux Français marchent derrière les dignitaires Turcs qui passent en revue des soldats destinés à combattre contre les Grecs. A noter que les soldats turcs portent des casques de combat allemands...
Franklin-Bouillon avec Mustafa Kemal et autres dignitaires nationalistes Turcs en 1922. Franklin-Bouillon s'est converti à un admirateur inconditionnel de Mestafa Kemal. Immédiatement après l’incendie de Smyrne (13.09.1922), Franklin-Bouillon se précipita vers la ville dont les débris fumaient encore et, s’emparant de Mustapha KemaI dans ses bras, l’embrassa pour exprimer sa grande joie pour le triomphe turc. Ce baiser de Franklin Bouillon est devenu historique, et en tenant compte des horribles massacres et autres violences commis par les Turcs contre les populations chrétiennes de la ville, il mérite d’être placé au même rang que les baisers célèbres dans l’histoire sacrée et profane.
Les irréguliers Tchétés, vainqueurs des Français en Cilicie...
Julien Viaud alias Pierre Loti, écrivain et officier de marine, fut le plus grand des turcophiles français (1850-1923). Selon lui, il n'y a plus rien à faire chez nous ; c'est ainsi qu'il part à l'étranger pour trouver de quoi s'exalter (vision nihiliste du monde). En 1877, lors d'un séjour en Turquie, il rencontre Hatice (ou Hatidjé), belle et taciturne odalisque aux yeux verts, avec qui il vivra une très grande histoire d'amour. Hatice était une jeune Circassienne qui appartenait au harem d'un dignitaire turc. Avant le départ de Loti, Hatice confectionna une bague en utilisant ses propres bijoux et l'offrit à son amant. Sur la base de son journal, en 1879, il écrit "Aziyadé", où il transforme certains détails, le livre se terminant par la mort des deux amants. Avec ce livre Pierre Loti avait aussi retourné l’opinion occidentale en faveur des Turcs. Selon Roland Barthes et les frères Goncourt, le personnage d'Aziyadé serait en réalité un jeune homme et Pierre Loti aurait masqué une pratique homosexuelle, comme Marcel Proust évoquant des jeunes filles en fleurs qui étaient de jeunes hommes avec des pseudonymes féminins. Analysant son Journal intime, Nicolas Bauche souligne «un désir de cacher ses amitiés masculines avec Joseph Bernard et Pierre Le Cor, au profit de pages versant dans une hétérosexualité franche». Plus tard, lorsque Pierre Loti revint à Constantinople, il se lança à la recherche de Hatice, et découvrit qu'elle serait morte à la suite de l'ostracisme occasionné par son adultère. En 1892, il écrit "Fantôme d'Orient", extrait du journal de ce retour qu'il lui dédiera. De 1903 à 1905, il commande le croiseur-torpilleur "Vautour", bâtiment stationnaire à Constantinople, à bord duquel sert sous ses ordres l'enseigne de vaisseau Claude Farrère. Il écrit en 1906 le roman sur les harems turcs : "Les Désenchantées". En mai 1891, il est élu à l'Académie française au fauteuil 13, au sixième tour de scrutin par 18 voix sur 35 votants contre Émile Zola. En 1910, il séjourne à Constantinople et appuie la candidature de l'historien moderniste Louis Duchesne élu au fauteuil 36. En 1913, de retour à Constantinople, il lutte contre le démantèlement de l’Empire ottoman voulu par les puissances occidentales et publie "La Turquie agonisante". En 1918, il publie "Les Massacres d'Arménie", une plaidoirie à décharge des Turcs, qui mobilise l'amitié sans faille de la France avec la Turquie ! De toute évidence, Loti a eu connaissance de ce qui s’était passé en Arménie, mais il a cherché par tous les moyens à en réduire l’écho au moment où se décidait à Versailles le sort de la Turquie, sa «seconde patrie». Plutôt que d’atténuer la responsabilité des Turcs dans les faits incriminés – ce qu’il fit souvent avec maladresse, son souci était d’assurer à la Turquie dans l’opinion publique française et francophone une image d’amitié et de dignité. Les événements ne lui rendirent pas la tâche facile... Sitôt terminées les grandes négociations d’après-guerre et certainement aussi à la lumière d’éléments confirmant la réalité des massacres, Loti préféra le silence. Au lieu de prendre la défense d’une cause devenue impossible, comme après la déchéance d’Abdül-Hamid, il choisit de parler d’autre chose... Curieux profile et comportement pour un académicien !Atteint d'hémiplégie en 1921, à 71 ans, il meurt le 10 juin 1923 à Hendaye, et enterré après des funérailles nationales à Saint-Pierre-d'Oléron. Sources : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Loti ; http://www.imprescriptible.fr/dossiers/pierre-loti/armeniens

  ANNEXE 2

 

CLAUDE FARRÈRE - ISMIT 1922

LA CHRONIQUE D'UN VOYAGE PERFIDE

 

     A l’aube du 18 juin 1922, discrètement, sans que le haut-commissariat britannique en soit informé, le romancier français Claude Farrère (1876-1957) s’éclipse pour aller voir chez eux les «Turcs libres». C’est à la demande du général Pelle qu’il se rend en Anatolie. Un destroyer français le conduit, à travers le blocus anglo-grec, puis une auto militaire jusqu’à Ismit (anciennement Nicomédie). Kemal s’y trouve alors pour inspecter ses troupes du front. Claude Farrère arrive à dix heures du matin. Ici, la visite n’est plus un secret. La foule s’amasse pour crier des Yachassim Francia («Vive la France»), et l’on conduit le romancier jusqu’au quartier  général.  Mustafa Kemal  est là et Farrère est fasciné et subjugué par celui qui vaincra finalement les Alliés et les obligera à signer le traité de Lausanne.

      Claude Farrère lui remet plusieurs messages dont il a la charge. On déjeune, on parle boutique : armée, avenir turc, gastronomie… L’après-midi, l’auteur de «L’homme qui assassina» visite Ismit, évacuée par les Grecs un an avant, et les troupes turques. Ensuite, Mustapha Kemal fait un discours public et honore Claude Farrère de paroles louangeuses pour «le véritable et sincère ami de la Turquie», pour sa «voix obstinée, et rien qu’une qui s’élevait jusqu’aux cieux». Pierre Loti (grand turcophile français au début des années 1900) n’est pas cité. Pierre Loti est presque mort (il meurt en effet, en 1923, dans sa maison d’Hendaye) ; vive le Farrère version 1340 de l’Hégire (1922)…

     L’escapade kémaliste n’est pas encore finie. Un train spécial conduit dans la nuit Mustafa Kemal et son invité à Adapazari, via Bujuk Déré, Sapandja et Arifyé, pour une tournée d’inspection. A chaque gare, réception, fleurs, fruits, petites filles et discours. Dans le train, Claude Farrère s’enhardit à quelques questions plus graves : l’état de l’armée, la durée de la guerre, la question financière. Kemal affirme que la guerre ne coûte pas cher aux nationalistes. Farrère sait bien que l’argent soviétique n’a pas d’odeur pour une rébellion à maints égards traditionaliste. Il se rappelle de ce pro­verbe tcherkesse : «L’homme qui tombe dans un puits se raccroche même au serpent»… Enfin arrivés à Adapazari, le 19 juin 1922. Voie ferrée – Foule – Ovation – Inspection – Fantassins - Cavalerie. Claude Farrère peut s’en retourner tranquille. Il ne s’agit ici ni de bluff, ni de parade. On est en guerre, on va se battre, les Français et les Italiens fournissent de l'armement aux nationalistes, Kemal vaincra.

     Farrère repart par le même train, vide cette fois, Kemal reste sur place. Au seuil du wagon officiel, le "Ghazi" (victorieux) lui serre la main et lui donne sa cravache de la bataille de la Sakarya. Ismit : Bateau du retour. Avant minuit, Farrère est à Istanbul. Ni vu ni connu, ou presque. Il ne restera plus au colonel Mougin, représentant officieux de la France à Ankara depuis mai 1922, qu’à achever le rapprochement franco-turc (le général Pelle rencontrant Atatürk en septembre).

     Le lendemain, Claude Farrère consacre sa journée à ses amis français, et à rendre compte de ses entretiens aux milieux politiques et militaires. Il fait ses adieux officiels à la ville le 21, et il est reçu une seconde fois par le sultan et par le prince héritier le 22. Il ne lui reste plus qu’à plier bagage, à faire ses adieux. Alphonse Cillière, ambassadeur de France alors absent, qui a connu Claude Farrère du temps du «Vautour», confirmera à Pierre Loti que la Turquie a fait au romancier Farrère une réception enthousiaste, «qui s’adressait à vous, plus même qu’à lui» (21 décembre 1922).

     Le 23 juin, Claude Farrère quitte Istanbul. Le Simplon-Orient-Express l’emporte vers Paris où il arrive après quatre jours avant de filer droit à La Baule où sa femme a loué une villa depuis le 1er juillet, pour savourer l’été 1922, le repos mérité, et écrire. Il est revenu chargé de cadeaux, dont une somptueuse aiguière de bronze doré offerte par la ville de Constantinople, une écritoire turque d’argent, d’ivoire et d’or et, le plus symbolique de tous, la cravache personnelle de Mustapha Kemal. Il rapporte aussi, pour Pierre Loti, un paravent brodé par des orphelines turques. Il écrit «Turquie ressuscitée», qui paraîtra dans «Les Œuvres libres» en décembre 1922.

     Claude Farrère réserve ses articles «à chaud» pour «Le Gaulois» où il dresse le 18 juillet le portrait du «Grand inconnu», en riposte notamment à des articles fielleux parus auparavant : «II est terrible qu’un journal français comme «Le Gaulois» publie un tel filet, tissu de mensonges d’abord, et ensuite absolument contraire à tous les intérêts de la France et à toute notre politique là-bas. C’est contre des cas de ce genre que Pelle m’a supplié d’intervenir» (confie-t-il à Yvonne Segalen, vers le 16 juillet).

     Claude Farrère rend aussi compte à son complice Pierre Loti : «Jamais l’amitié franco-turque n’a été plus ferme et plus chaude. J’arrive de Turquie, vous le savez, où j’ai entendu crier jusqu’au fond de l’Anatolie «Yashahsim Loti ! Yashahsim Francia», par toutes les bouches (…). Commandant, vous qui jamais n’avez daigné faire de la politique, vous avez là rendu à la France le plus grand et le plus politi­que des services» (17 septembre).

     D’autres voyageurs de l’été 1922 font comme lui : le journaliste Jean Schlicklin [1] dans «Le Petit Parisien», le général Townshend [2] dans «Le Temps». Mustafa Kemal et ses nationalistes peuvent se réjouir : ils disposent d'"une cinquième colonne" [3], de complices dans les sociétés occidentales, qui les aident à accomplir leur objectif macabre : «éliminer les populations chrétiennes et turquifier définitivement le Moyen-Orient».

     Au début de la 1ère Guerre mondiale, 1/3 de la population de l’Asie-Mineure était composée de chrétiens (Grecs, Arméniens, Syriaques…). Ils ne seront pas plus que 1% aujourd’hui et limités dans quelques grandes villes. A posteriori, les sociétés occidentales (pas toutes) se contenteront à reconnaître les génocides des chrétiens et verseront des larmes de crocodile… Mais, elles continueront à passer des accords avec les successeurs de Kemal et iront même jusqu’à reconnaître à leur pays le statut de candidat officiel d’adhésion à l’Union Européenne !!!
 


[1] Cf. Jean Schlicklin «Angora… l’Aube de la Turquie nouvelle (1919 – 1922)», Paris, Berger – Levrault, 1922.

[2] Le général Charles Vere Ferrers Townshend (1861-1924) s’est constitué prisonnier lors de la défaite britannique de Kut-el-Amar (campagne de Mésopotamie) le 22 avril 1916 et fut transféré à Constantinople où il fut cantonné dans le confort, jusqu'à la fin de la guerre, sur l’île d’Heybeliada dans la mer de Marmara, avant d’être transféré à l’île de Prinkipos (Büyükada, Turquie actuelle).  Pendant sa captivité à Istanbul, Townshend est devenu ami avec Enver Pacha, ministre Ottoman de la guerre, qui le traitait comme un invité d’honneur. Tandis qu’en captivité, Townshend reçut l’utilisation d’un yacht turque et participait à des réceptions qui se sont tenues en son honneur au Palais du Sultan. Le traitement favorable de Townshend était due au fait qu’il servait les besoins de relations publiques de l’État Ottoman, car Enver Pacha a su habilement manipuler à son propre avantage le besoin obsessionnel de Townshend pour avoir un maximum d’attention étatique sur son personnage. La volonté de Townshend de faire l’éloge d’Enver Pacha en public pour sa généreuse hospitalité et ses déclarations à la presse accusant les autorités britanniques pour présumés mauvais traitements de prisonniers de guerre Ottomans a servi à détourner l’attention de l’opinion publique des génocides que les Ottomans perpétraient contre les Arméniens et les autres populations chrétiennes du Moyen-Orient.

[3] Cette expression fut initialement utilisée lors d'une allocution radio-diffusée par le général Emilio Mola, membre de l'état-major des forces nationalistes espagnoles en 1936 pendant la guerre civile d'Espagne parlant des partisans nationalistes cachés au sein du camp républicain. Elle est entrée dans le vocabulaire courant dans diverses langues. Par extension, l'expression désigne en effet tout groupe de partisans infiltrés, généralement civils, prêts à œuvrer de l'intérieur pour favoriser activement la victoire des forces armées traditionnelles du même camp puis, plus généralement, tout groupement agissant dans l'ombre pour saper de l'intérieur une organisation ou un État. Source : Wikipedia.

 


Source : Alain Quella-Villéger, "Le cas Farrère, du Goncourt à la disgrâce", Presses de la Renaissance, 1989. Cf. https://jbrasseul.wordpress.com/2011/01/04/claude-farrere-et-ataturk/


 

Le romancier français Claude Farrère avec Mustafa Kemal, Izmit, juin 1922. Il donnera son nom à une rue à Istanbul, Klodfarer caddesi, à côté de celle de Pierre Loti (Piyer Loti), près de Sainte Sophie.
Le jovial et rondouillard, journaliste et politicien radical-socialiste Français, Henry Franklin-Bouillon, franc maçon, turcomaniaque, admirateur de Mustafa Kemal, auteur d'accords franco-turcs désastreux pour les chrétiens et responsable de la turquification complète de l'Asie-Mineure et de la Thrace orientale... Sur la photo, Franklin Bouillon avec Ismet Inönü.

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Commentaires

21.04 | 19:00

trop top..... on va dans la region cet été… merci à vous...

13.01 | 15:03

God save the queen

08.01 | 17:39

Grand merci pour la leçon d'histoire.
Nguyen Van Kiet

29.09 | 15:00

remarquable de précisions et donne l'idée générale de la ruse de guerre pour mieux répartir ses forces.